Chronique

Stéphane Kerecki Quartet

French Touch

Émile Parisien (ss), Jozef Dumoulin (p, Rhodes), Fabrice Moreau (dms), Stéphane Kerecki (b).

Label / Distribution : Incises, Outhere Music

Comment un musicien peut-il surmonter la disparition brutale, quasiment sur scène, d’un de ses partenaires ? C’est le drame qu’a connu Stéphane Kerecki lorsque le pianiste de son quartet, John Taylor, est parti tutoyer les anges juste après un concert. C’était en juillet 2015, alors que le contrebassiste répandait la bonne parole d’une Nouvelle Vague inspirée par le mouvement homonyme du cinéma français (Godard, Truffaut, …). Une seule solution possible : rester fidèle à sa mémoire et poursuivre sa route dans le même état d’esprit, sans pour autant se répéter et figer sa musique dans un hommage trop appuyé.

Inutile de préciser qu’Émile Parisien (saxophone soprano) et Fabrice Moreau (batterie) ont répondu présent lorsqu’il s’est agi de donner une suite qui ait du sens. Et puisqu’il était question de nouvelle vague, pourquoi ne pas en célébrer une autre, celle de la musique électro française, ainsi qualifiée par les Anglo-saxons, et qui fait partie du patrimoine musical de Kerecki tout autant que le jazz ? Après tout, ce jazz qui n’en finit pas de vivre est toujours allé puiser son inspiration dans les musiques dites « populaires »… French Touch, publié sur le label Incises, est un bel exemple de ce nouvel accomplissement. Un peu perplexes, certains souriront peut-être, oubliant qu’au-delà des clichés, de vrais musiciens sont à l’œuvre quand on parle d’électro : Daft Punk, Air, Justice, Chassol, Kavinsky, Phoenix… Peut-être confondent-ils avec une poignée d’imposteurs surmédiatisés dont nous ne citerons pas les noms.

Rester fidèle à John Taylor tout en parcourant de nouveaux chemins… Qui mieux que le grand Jozef Dumoulin – élève de l’Anglais – pouvait prétendre occuper la place restée vacante ? Avec lui, c’est la garantie d’une continuité dans le dépassement. Il partage avec le disparu un jeu à la fois solide et retenu, tout en réalisant un formidable travail de designer sonore au Fender Rhodes avec lequel il ouvre de larges espaces aux contours un peu brumeux, voire mystérieux.

On pourrait tout ignorer de la musique électro française et de ses principales têtes d’affiche et en même temps apprécier ce disque d’un lyrisme habité. Nul besoin de souligner, une fois encore, la flamboyance et l’intensité du jeu d’Émile Parisien au soprano, ni même de souligner la précision millimétrée du jeu de Fabrice Moreau. L’omniprésence de Stéphane Kerecki, quant à elle, rappelle que la musique jouée par le quartet semble tourner autour de lui, comme s’il en était l’architecte et le pivot, sans être pour autant un leader écrasant. Et si l’on veut bien prendre le temps d’écouter les versions originales des neuf compositions au menu de cet album [1], on comprendra que c’est à la recherche de leur empreinte mélodique que Stéphane Kerecki et ses partenaires se sont lancés. Ils ont dépouillé les matrices de leurs arrangements pour n’en conserver que l’essence. Avant de s’exprimer, d’une même voix, dans leur propre langage, plus universel encore.

N’ayons pas peur des mots : French Touch est une des plus belles réussites de cette rentrée en jazz. Son élégance formelle, la chaleur de ses interprétations, le sentiment d’un épanouissement artistique et humain… tout cela fait de ce disque un palimpseste, soit la réécriture sans faute d’un mouvement musical au profit d’un autre qui, d’époque en époque, ne cesse de s’enrichir. Indispensable !

par Denis Desassis // Publié le 7 octobre 2018
P.-S. :

[1Celles ou ceux qui aimeraient prendre la mesure du travail de re-création entrepris par le quartet de Stéphane Kerecki pourront toujours prêter une oreille attentive à une playlist comparative.