Chronique

The Amazing Keystone Big Band

Le Carnaval Jazz des Animaux

David Enhco (tp, bugle), Fred Nardin (p), Bastien Ballaz (tb), Jon Boutellier (ts) + Edouard Baer (récitant)…

Label / Distribution : Nome

Bis repetita. The Amazing Keystone Big Band (ainsi dénommé parce qu’un beau jour de l’automne 2010, ses quatre fondateurs, alors bien loin d’imaginer le succès qu’allait connaître leur projet en grande formation, décidèrent de se produire dans le petit club lyonnais appelé « La Clef de Voûte », mot qu’on traduit par keystone en anglais), remet le couvert et adapte pour la deuxième fois une œuvre du répertoire classique, en la parant des couleurs du jazz. Peut-être vaudrait-il mieux dire les jazz, tant la variété des styles de cette musique tout au long du XXe siècle est mise en lumière par un minutieux travail de re-création et des arrangements signés David Enhco (trompette), Fred Nardin (piano), Bastien Ballaz (trombone) et Jon Boutellier (saxophone ténor). A peine terminée l’histoire de Pierre et le Loup et le Jazz, avec ses quelque 130 concerts sold out la plupart du temps et ses disques qu’enfants et parents s’arrachent à la sortie des salles, voici donc que la féroce bestiole, plus que jamais bave aux lèvres et décidée à en découdre avec tout ce qui bouge et peut se manger, pratique le cross over à la manière de certains personnages de séries télévisées, pour se trouver embarquée dans Le carnaval des animaux de Camille Saint-Saëns. Sauf que contrairement à Prokofiev, ce dernier n’avait pas envisagé le moindre texte d’accompagnement, sa musique figurative devant se suffire à elle-même [1]. Qu’importe… Il en fallait plus pour contrarier la bonne marche des projets ludiques et pédagogiques mis en musique par une bande de trentenaires qui forment ce big band éclatant de santé. La tâche d’écriture fut donc assignée à Taï-Marc Le Thanh, spécialisé dans la littérature jeunesse, et le rôle du récitant confié à un comédien capable de se glisser avec un naturel confondant sous le pelage du loup, Edouard Baer.

Et ça marche ! Le résultat de cette entreprise collective, à laquelle il faut associer l’illustratrice Rose Poupelain dont les dessins sont un petit enchantement, est rien moins que jubilatoire. On peut trouver au moins trois raisons qui expliquent cette réussite.

Il y a d’abord la méthode, celle qui avait contribué au succès de Pierre et le Loup et le Jazz et que le groupe reconduit : chaque instrument (ou groupe d’instruments) représente un animal. Cette fois, le trombone est le lion, le saxophone ténor la tortue, le bugle le poisson, le tuba l’éléphant, le piano le kangourou ou la clarinette le coucou… On imagine dans quelle danse haute en couleurs ils s’élanceront au moment du final ! Et pour conférer à cette interprétation personnalisée une dimension encore plus pédagogique, le Keystone passe en revue le jazz à travers les époques et les styles. On peut entendre du be-bop, du jazz rock, du funk, de la samba ou même de la bossa nova. Ce carnaval est un défilé multidimensionnel : pas seulement celui des créatures multicolores imaginées par Saint-Saëns, mais aussi celui d’une musique dans tous ses états. Une gourmandise pour les yeux et les oreilles…

La gourmandise, le loup n’en manque pas. S’appuyant sur l’expérience de son seul ami le lion, il va déployer des trésors d’imagination pour se rassasier en dévorant tout ce qui porte pattes, plumes ou pelage. Il fallait bien un acteur sachant doser distance et humour pour l’incarner, dans tous ses états lui aussi, comme la musique : Edouard Baer campe à merveille un loup qui se veut méchant mais qui, petit à petit, se révèle moins terrible qu’il ne veut bien le laisser croire. Ce Grand Méchant Loup est allergique aux poils de lapin, ne sait pas nager, il ne supporte pas l’eau froide et se fait taquiner par une nuée d’oiseaux frondeurs. Pour un peu, on le trouverait sympathique malgré sa cruauté et on s’amuse de la technique à laquelle il recourt pour se déguiser en mouton, juste avant de se retrouver confronté à une meute de… loups ! C’est malin comme tout et surtout, on se dit que The Amazing Keystone Big Band embarque son public dans une histoire beaucoup plus mal élevée que la précédente, malgré ses airs de conte pour enfants. Des garnements, en quelque sorte !

La troisième force du Carnaval Jazz des Animaux, c’est le big band lui-même : armée de son expérience et des concerts accumulés depuis 5 ans, enrichie par de belles rencontres (Quincy Jones à Jazz à Vienne en 2014, Stochelo Rosenberg et James Carter en 2015 avec le programme Djangovision), cette petite vingtaine de musiciens est en pleine forme créative. Nul besoin de souligner les qualités de chacun d’entre eux (différentes interventions en solo viennent néanmoins le rappeler sur ce disque), car c’est le collectif qui saute à la figure. Il trouve son épanouissement dans la profusion des arrangements et la richesse des textures que ceux-ci révèlent. Véritable force de frappe (ainsi dès les premières mesures du « Loup » qui ouvre le disque comme une explosion), The Amazing Keystone Big Band paraît capable de tout jouer et d’instaurer à la demande une myriade de climats ; il est à n’en pas douter une grande formation, à tous les sens du terme. Qui devrait relever d’autres défis dans les années à venir…

Comme son prédécesseur, Le Carnaval Jazz des Animaux voit le jour sous un double format : en version CD sur le label Nome / L’Autre Distribution, en livre disque chez Gautier Languereau / Hachette. On ne serait pas surpris qu’il tombe assez souvent au pied du sapin de Noël, en guise de cadeau pour les enfants… mais pas seulement !

par Denis Desassis // Publié le 8 novembre 2015
P.-S. :

… Loïc Bachevillier (tb), Aloïs Benoit (tb), Félicien Bouchot (tp), Pierre Desassis (as, cl), Thibaut François (g), Kenny Jeanney (as, ss), Vincent Labarre (tp), Patrick Maradan (b, elb), Eric Prost (ts), Ghyslain Regard (fl, picc), Romain Sarron (dms), Jean-Philippe Scali (bs, clb), Inor Sotolongo (perc), Thierry Seneau (tp), Sylvain Thomas (tb, tuba).

NB : l’auteur de cette chronique ne peut omettre de rappeler le lien de parenté qui l’unit au saxophoniste / clarinettiste du Keystone Big Band, une paternité qui ne saurait nuire au plaisir de l’écoute de ce Carnaval Jazz des Animaux…

[1Toutefois, des textes d’accompagnement ont déjà été écrits par le passé, comme celui de Francis Blanche ou, plus récemment, ceux de François Rollin ou Éric-Emmanuel Schmitt.