Chronique

Thierry Péala

New Edge

Thierry Péala : voc ; Bruno Angelini : p ; Sylvain Beuf : saxes, fl.

Label / Distribution : Cristal Records

Nous vivons des temps saturés de pseudo-chanteuses de jazz. Certaines manquent de sel, d’autres minaudent. Heureusement, en France, nous avons Elise Caron et Claudia Solal, deux de nos reines de coeur. Un préjugé demeure dans le jazz actuel : les femmes chantent mais ne jouent pas, les hommes jouent mais ne chantent pas. Face à cette déferlante de voix féminines orchestrée par l’industrie du spectacle, pour être remarqué, un chanteur doit être réellement remarquable.

Ce chanteur existe. Il vit à Paris. Il se nomme Thierry Péala. Il donne des cours de chant mais pas à la télévision. Il chante dans des clubs de jazz mais plutôt rue des Rosiers que rue des Lombards. Il n’est pas exilé fiscal en Suisse. Il ne s’est prononcé publiquement pour aucun candidat à l’élection présidentielle. Il sort son deuxième album six ans après le premier, non pas par lésine, mais parce qu’il a l’amour du travail bien fait et qu’il n’est pas sous contrat avec une major. Malgré tous ces défauts médiatiques, Citizen Jazz suit depuis fort longtemps Thierry Péala. Ainsi, en 2005, sommes-nous allés écouter six fois le New Edge Trio aux 7 Lézards, rue des Rosiers, à Paris) et avons-nous pu assister à mieux que la création d’un répertoire : la naissance d’un univers, privilège rare en ce monde de copieurs et de pirates…

Le pianiste Bruno Angelini dialogue avec Thierry Péala depuis plus de douze ans. C’est dire leur complicité. Comment font-ils pour ne jamais se répéter, depuis tout ce temps ? Mystère de l’amitié et de la créativité. Dans ce duo est venu s’insérer le patron du saxophone en France, Sylvain Beuf, qui y apporte ses idées : ici, on ne renonce pas à son identité, mais on se fond dans l’ensemble.

Le résultat dépasse nos espérances. Ce trio n’est plus un triangle, même équilatéral. Comme l’amour divin, la musique est un cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Ces trois sorciers blancs nous y emmènent, nous y promènent, électrons libres mais coordonnés. Cette musique est souvent d’inspiration brésilienne, avec des textes en anglais, plus une chanson en portugais et une en français. Un seul standard - de la chanson française : « Comment te dire adieu » de Serge Gainsbourg. Une version étirée, prolongée, ralentie pour nous transporter au-delà de la nuit. D’ailleurs, toute cette musique est nocturne, lunaire, yin. Et pourtant, ce sont bien des hommes qui jouent. « Three Cool Cats », même… Les textes anglais sont de Gil Gladstone, poétesse anglaise qui avait déjà écrit ceux du précédent album de Thierry Péala, Inner Traces. A Kenny Wheeler Songbook ; la plus belle musique après l’amour et avant le sommeil… (Il est à souligner que la diction, la prononciation, l’accentuation de Thierry dans l’idiome d’outre-Manche sont parfaits, ce qui donne une pureté très anglaise, purcellienne, à son jazz contemporain).

La chanson lusophone vient renforcer le sentiment de saudade qui, mêlé au spleen, fait tout le charme subtil de ce trio. Cependant, rien de triste ni de larmoyant ici. Péala et ses compagnons sont émouvants mais jamais guimauve, drôles mais pas comiques. La musique est à la fois charpentée par le piano d’Angelini (écoutez sa « pompe » sur « Humpty Dumpty »), enlevée par la grâce d’un Sylvain Beuf très attentif à se fondre dans le duo piano/voix (voir les chorus de soprano sur « Calmette Street ») et sublimée par la voix aérienne de Péala (envolez vous avec lui sur « Beyond the Edge ») - un voyage imaginaire vers le pays où l’on n’arrive jamais ; des sensations nouvelles à chaque départ ; des références culturelles audibles sans être pesantes (« Claude’s Daughter » en hommage à Debussy, « Wild Strawberries » pour Bergman)… et par-dessus tout, cette capacité à nous extraire du quotidien dès la première mesure (comment ne pas aimer « Solange » ?).

Afin de poursuivre le voyage et d’encourager ce trio à s’aventurer encore plus loin, outre l’indispensable acquisition de cet album, il suffit d’aller le rejoindre à Paris, au New Morning), le mercredi 7 mars 2007.

Si « Solange » n’y est pas, les anges y seront.