Chronique

Tree Ear

Witches Butter

Sebastian Strinning (ts, bcl), Manuel Troller (g), Gerry Hemingway (dms)

Label / Distribution : Clean Feed

Tree Ear, en français, c’est une oreille de Judas. Un champignon comestible qui aime les sureaux. C’est aussi depuis peu un trio intergénérationnel qui réunit le batteur Gerry Hemingway, professeur à Lucerne, et deux plus jeunes improvisateurs suisses dans une discussion franche et spontanée où la relation maître-élève est totalement gommée, si l’on fait abstraction d’une grande proximité dans l’approche musicale, sensible dans l’intense « Witches Butter » où les cris du ténor de Sebastian Strinning s’esquintent sur une guitare aussi vindicative et rugueuse que la batterie. Manuel Troller est fameux pour sa participation au Pot de Manuel Mengis ; il est ici plus agressif, ce qui n’empêche pas une attention de chaque instant. Quant à l’autre alémanique, ses passages incessants du sax ténor à la clarinette basse l’installent dans une implication et une stratégie de l’émotion sonore qui n’est pas sans rappeler son compatriote Christoph Erb. C’est notamment sensible sur « Drag Light », où Strinning et Hemingway construisent ensemble sur un bourdon électrique tenu et lancinant.

Avec une telle différence d’âge, et son statut de pédagogue américain installé en Europe, Hemingway aurait pu faire valoir son parcours, avec Braxton et d’autres, pour se mettre en pointe. Ce serait méconnaître le batteur qui est avant tout joueur. Si dans « Big Blind » il opte pour le cache-cache avec un multianchiste insatiable dont il singe les timbres en faisant crisser ses cymbales, dans « Three Man Walking » il opte pour une pulsation chaleureuse qui éclaire la parole de ses compagnons. Si l’alchimie fonctionne, c’est qu’il y a une volonté commune de brouiller les pistes et de laisser la place à un ressenti qui apparaîtra légitime à tout auditeur patient. A ce titre, le jeu très méticuleux de Troller, capable de travailler le son comme une matière première, est primordial, voire central.

Ainsi, dès « Range of Hands », on a le sentiment que la musique pétille au contact de l’air ambiant, comme si on ouvrait la vanne d’un gaz potentiellement dangereux et manifestement psychotrope. Dans ce brouillard, le colorisme d’Hemingway se révèle plus que jamais un phare qui tangue sans être bousculé. Witches Butter (un autre champignon, la trémelle mésentérique, non comestible), paru chez Clean Feed, arbore sur la pochette une scène de western, trois musiciens jouant aux cartes dans un tripot qu’on soupçonne malfamé. Entre hasard et stratégie, voire dans la stratégie du hasard, le trio livre une musique farouche et mordante qui trotte dans la tête et crée une tension permanente tout à fait saisissante.