Chronique

Trio à Lunettes

Les yeux du bouillon

Quentin Biardeau (sax), Léo Jassef (p), Théo Lanau (dms).

Label / Distribution : Tricollection

Humour feutré et décloisonnement en toute liberté… Ainsi va le Trio à Lunettes, un des satellites de cette planète des musiques improvisées plus connue sous le nom de Tricollectif, celle qui compte déjà en son sein de précieuses chimères : Walabix, Marcel et Solange, Théo Ceccaldi Trio, Toons et quelques autres agités de l’invention qu’il est toujours temps de découvrir. La vie est trop courte pour se priver de leurs richesses.

Il faut être un peu fêlé du bocal, ou plutôt du bol, pour intituler un disque Les yeux du bouillon : aussitôt nous reviennent de vieux souvenirs d’enfance, au temps où, obligé de boire ce liquide d’aspect peu engageant, on s’amusait à en observer les perturbations que provoquaient à sa surface des matières grasses un peu suspectes. Même chose ici, mais en musique, et dans le plaisir, sauf que les bizarreries commencent dès la pochette : graphisme de science-fiction enfantine, texte bizarre… quel drôle d’écrivain a pu malmener la syntaxe à ce point ? Jugez plutôt : « Les planètes sont en mouvement et en suivent les orbites car tout bouge et rien qui est fixe ». Étrange, non ? Ou plutôt un poil surréaliste et délibérément à côté de la plaque, juste ce qu’il faut de travers pour attirer l’attention et proposer à qui veut bien l’écouter une balade pas comme les autres. Qui m’aime me suive…

Le contenant semble de guingois – mais il faut toujours se méfier des apparences – et la musique lui fait naturellement écho, imprévisible et capricieuse, toute en nervosité, sachant cultiver une répétition cyclique aux vertus euphorisantes comme le silence et l’entre-notes (« Les yeux du bouillon » en est un exemple parfait), la suspension des touches du piano ou leur ruissellement en cascade, la confidence murmurée du saxophone dont le grain vous est soufflé au creux de l’oreille, la caresse des balais et des cymbales (« Sehol ») ou, parce que la douceur n’existe que face à la brutalité, le déferlement hurlé de trois instruments en furie, le temps d’une « Gégène » ou d’un « Où là comment ?! » en forme de libération animale des énergies, jusque-là contenues pour mieux être évacuées en force.

Quentin Biardeau (saxophones), Léo Jassef (piano) et Théo Lanau (batterie) : ces trois explorateurs prennent la musique du bon côté comme d’autres la vie en général, avec un désir manifeste d’audace qui est pour eux comme un principe actif, voire une nécessité. L’idée de convention est mise de côté (la sainte trilogie thème - chorus - thème n’est pas le genre de la maison) ; on parlera plutôt d’invention et de pérégrinations aux directions incontrôlées, parce que c’est ailleurs que se débusque l’inattendu, qu’on se trouve et qu’on nourrit des dialogues sur le fil du rasoir, à deux ou à trois, selon l’humeur de l’instant. Une prise de risque en continu, dans une formule instrumentale qui, loin de susciter la sécheresse (oubliées, les rondeurs de la contrebasse aux vertus apaisantes), et c’est là le petit miracle de ces quarante minutes passant à la vitesse de l’éclair, fait naître la jubilation par son caractère entier, sans la moindre concession, et d’une absolue sincérité.

Finalement, le Trio à Lunettes est un pourvoyeur de l’essentiel. Car tout est là, dans cette figure géométrique beaucoup plus harmonieuse que ne le laissent penser ses angles tour à tour obtus et très aigus : sa respiration, lente ou bien saccadée, est un grand bol d’oxygène, une porte grande ouverte sur l’imagination. De ce bouillon pas comme les autres, on ressortira un peu étourdi, mais habité par une certitude : il n’y aura jamais de mal à se faire du bien.