Entretien

Jozef Dumoulin

Acoustique ou électrique, jazz, fusion ou indien : un pianiste polyglotte polyvalent

Le pianiste Jozef Dumoulin fait de plus en plus parler de lui depuis quelques années. Ses pairs comme ses aînés s’accordent à lui reconnaître un très grand talent. Il est aussi imposant par la taille (2 mètres !), qu’accueillant (il a le sourire facile) et impressionnant derrière son clavier, qui, ces derniers temps, est le plus souvent un Fender Rhodes avec plusieurs pédales d’effets.

Les débuts

© Jos L. Knaepen

Je suis né dans une famille catholique de douze enfants, originaire d’un village de Flandre profonde. Mes frères et sœurs plus âgés jouaient de tous d’un instrument. A la maison on en avait beaucoup, notamment deux pianos et un orgue électrique. En revanche, il y avait peu de musique. Chacun jouait du piano et d’un autre instrument, et moi-même je me suis essayé à ceci ou cela. Par exemple, pour être avec mon frère qui jouait du tuba dans une fanfare, j’ai fait de la trompette.

Depuis le début, je suis passionné de musique, mais je jouais surtout pour moi-même, tout seul ou l’église du village pour accompagner la messe. A 12-13 ans j’allais à la médiathèque emprunter des albums. Personne ne me guidait, j’empruntais des trucs bizarres. Au début j’écoutais Mike Oldfield ou Jean-Michel Jarre, puis je suis venu au jazz avec, par exemple, Keith Jarrett. Un disque live de Sting a revêtu une importance capitale : Kenny Kirkland y prenait un solo qui allait très loin dans les accords, c’était une sorte de hard bop sur funk. Ça a été une illumination pour moi, je m’en souviens comme si c’était hier.

J’ai continué à étudier le jazz tout seul, avec quelques manuels d’harmonie, avant de passer l’examen d’entrée au Conservatoire de Bruxelles. Je n’avais pas vraiment de bases, et très peu de culture jazz, mais je suis rentré quand même. Auparavant, j’avais fait deux ans de psychologie parce que mes parents, surtout mon père, ne voulaient pas que je devienne musicien. Ils ne voulaient pas non plus que je devienne psychologue, mais ça passait déjà mieux !

Cologne

J’ai obtenu une bourse pour aller étudier deux ans à Cologne, avec John Taylor à la Hochschule für Musik. C’était une super période et pas seulement pour la musique. Ça m’a fait du bien de prendre de la distance avec « ici », la famille, tout ça. C’était la première fois que j’habitais réellement tout seul et, d’une certaine façon, incognito. En effet, je pouvais assister à de super concerts sans connaître aucun des musiciens sur scène, c’était important. Ici en Belgique, c’est plus petit, les gens connaissent assez pour ne pas être surpris. C’est un peu comme dans un petit village où tout ce qui est trop différent est étouffé. A Cologne il y avait 40 pianistes, dont certains étaient déjà expérimentés, comparés aux 7-8 du Conservatoire de Bruxelles.

Là-bas, je dormais, je pratiquais et je me promenais beaucoup. Je porte cette période dans mon cœur. La deuxième année, j’habitais face à l’école. Presque tous les jours je pouvais assister à deux concerts gratuits et, le lendemain, emprunter partitions et enregistrements à la bibliothèque.

Difficile retour au pays

Je suis revenu en Belgique en 1999. Ça a été une période difficile, il s’est passé plein de choses en même temps : j’ai fini le conservatoire, j’ai emménagé à Bruxelles et il se passait des choses dans ma vie privée. J’étais revenu pour habiter dans une maison communautaire avec d’autres musiciens, mais ça n’a pas vraiment marché, on n’avait pas beaucoup de concerts, on se demandait un peu ce qu’on allait devenir.

J’ai l’impression qu’en Allemagne les organisateurs sont plus ouverts aux découvertes parce que le pays est plus grand, on a plus le sentiment de vivre dans un monde et non dans un village. Mais ici, je suis à la maison. Pourtant, je n’ai pas l’impression de faire partie d’une scène belge, j’essaie juste de sentir d’où vient le vent.

Ici en Belgique, il y a un certain amateurisme à tous les niveaux, tout est très cool. Je ne dis pas ça de manière négative, je pense que c’est ce côté belge, de ne jamais être fier de ce qu’on fait. Du genre : « Ouais, c’est pas mal, mais bon, c’est belge, quoi. » La manière dont Bhedam fait ses relations publiques et dont ils parlent aux journalistes, m’a vraiment étonné, car ils n’hésitent pas à se vendre de manière directe.

Musique et projets

© Jos L.Knaepen

Je ne pense pas trop au genre de musique que je joue, à part quand on me pose la question. Je trouve ça un peu bizarre que quelqu’un puisse n’écouter qu’un seul genre de musique : mélanger correspond à quelque chose en moi.

Je joue dans beaucoup de contextes différents, et parfois je suis moi-même un peu perdu musicalement. Je me retrouve sur scène et je ne comprends pas très bien tout ce qui se passe. Je ne suis pas dans le vague absolu, mais il y a encore beaucoup de choses à découvrir. Parfois des petites choses pratiques, par exemple dans les différences entre le piano et le Fender Rhodes, qui est plus direct. Je cherche encore beaucoup, surtout au niveau des sons, bien que je ne veuille pas être celui qui arrive avec des « sons bizarres ».

Le groupe avec Barbara Wiernik était mon premier groupe sérieux, qu’on a créé au conservatoire en 1996. Aujourd’hui ce projet est un peu dans le frigo car on fait tous les deux plein d’autres choses, mais je suis toujours très content du CD (voir la chronique d’Eclipse).

Avec Bhedam on est allé deux fois en Inde. J’ai remplacé Kris Defoort dans ce groupe, ce qui m’a permis d’entrer dans la musique karnatique du sud de l’Inde. Je m’intéressais déjà à la musique bulgare et j’avais un peu écouté Steve Coleman. Pour nous, occidentaux, la musique indienne, c’est vraiment rentrer dans une autre réalité car les types d’énergie sont très différents. Par exemple, la première fois que tu vois, en personne et pas à la télé, une chanteuse prendre une heure et demie pour exposer les notes d’une gamme, c’est un choc immense.

Je joue aussi avec Zapp !, un quatuor à cordes qui a développé des façons d’utiliser les instruments permettant de sortir du son classique du quatuor. Il a un répertoire éclectique qui va du classique au rock et mon rôle change selon les morceaux.

Sinon, je suis en train de travailler un nouveau projet avec Octurn pour octobre. Il y a beaucoup de matériel à apprendre, qu’on est en train de répéter avec Bo Van der Werf. Il y a aussi un trio de pianos, avec une pianiste classique, une plutôt free et moi au milieu, qui va donner des concerts bientôt.

Je m’amuse aussi avec mon ordinateur : je fais une boucle que je peux écouter une demi-heure, même si je ne sais pas ce que j’en ferai le lendemain. C’est ludique.

Le futur

Je vais souvent en Bulgarie, j’y ai des amis. J’aimerais bien y avoir une ferme avec 2-3 vaches, une chouette femme et des enfants qui vont à l’école. Il faut être ouvert à ce genre de possibilité, ça peut s’avérer préférable à tout le reste. Ça fait environ un an que je joue une musique que je ressens profondément, où je n’ai pas l’impression d’aller au boulot, mais je n’ai pas peur du jour où la musique ne m’intéressera plus ; je ferai simplement autre chose, avec tout autant de passion.