Chronique

Kurt Elling

Dedicated To You (Kurt Elling Sings the Music of Coltrane and Hartman)

Kurt Elling (voc), Laurence Hobgood (p), Clark Sommers (ctb), Ulysses Owens (bt), Ernie Watts (sax) + Ethel String Quartet

Avec respect et une vraie humilité, le chanteur Kurt Elling rend hommage à un disque entré dans l’histoire du jazz, celui de la collaboration fugitive entre John Coltrane et Johnny Hartman.

Au commencement, une rencontre au sommet, le 7 mars 1963. D’une part, John Coltrane – dont l’ascension inexorable marque alors une pause, probablement suggérée par son label Impulse qui voyait d’un bon œil la possibilité de conquérir un public plus large. Cette parenthèse enchantée se traduit concrètement par l’enregistrement, de fin 1961 à fin 1962, de trois albums (Coltrane, Ballads, Duke Ellington & John Coltrane) dont la tonalité générale contraste étrangement avec la fureur exaltée qui ne cesse de gagner sa musique et sera, jusqu’au dernier souffle, l’expression d’une ferveur mystique de chaque instant. D’autre part, un chanteur, Johnny Hartman. Cette association de velours (car le ténor de Coltrane sait aussi, malgré l’urgence et la fièvre, vous embarquer vers des horizons apaisés) produira à peine plus de trente minutes qui semblent suspendues dans les airs, un album qui demeure aujourd’hui un peu mystérieux tant il paraît intemporel. John Coltrane & Johnny Hartman [1] est de ces petits joyaux qu’on peut écouter durant toute une vie, en y trouvant à chaque fois matière à émerveillement. Un disque qui ne révolutionnait rien en son temps, mais donnait à écouter une musique épurée, spontanée, presque universelle. Et qui continue de donner…

Rien d’étonnant donc à ce qu’un chanteur tel que Kurt Elling, dont on connaît les flamboyances vocales [2] depuis une petite quinzaine d’années, se soit volontiers pris au jeu de la relecture intégrale de cet album atypique dans la courte carrière du saxophoniste (John Coltrane & Johnny Hartman étant la seule association de son quartet avec un chanteur). D’abord commissionné par le Chicago Jazz Festival en 2006 dans le cadre de la célébration du 80e anniversaire de Coltrane, Elling a reçu par la suite de nombreuses propositions afin de poursuivre l’aventure. Avec Dedicated To You, c’est le concert du 21 janvier 2009 au Lincoln Jazz Center de New York qu’il propose aujourd’hui, ajoutant à la commande initiale (les six titres de John Coltrane & Johnny Hartman [3]) quelques extraits de l’album Ballads : « Say It », « All Or Nothing At All » , « It’s Easy To Remember » et « Nancy (With The Laughing Face) », en parfaite cohérence avec le répertoire de standards de John Coltrane & Johnny Hartman.

Le résultat de cet hommage, dont on pouvait craindre qu’il nous fasse avant tout regretter la beauté formelle de l’original, est finalement convaincant : Elling s’est bien gardé de livrer des reprises trop conformes. S’il s’entoure naturellement d’un quartet – le trio du pianiste et arrangeur, le fidèle Laurence Hobgood, augmenté pour l’occasion du saxophoniste Ernie Watts – sa bonne idée est d’y avoir ajouté les couleurs d’un quatuor à cordes, l’Ethel String Quartet, qui bénéficie ici d’arrangements subtils et discrets. [4] Le mariage avec l’instrumentation plus classique du quartet coule naturellement au fil des titres, sans ostentation. Rien d’aventureux, bien au contraire - juste la volonté d’offrir à la voix de Kurt Elling l’écrin le plus élégant, à peine troublé par quelques chorus de Hobgood ou d’un Watts, comme sur « You Are So Beautiful », qui clôt l’album.

Cerise sur le gâteau, Kurt Elling nous gratifie en début de concert d’un « Poetic Jazz Memory » particulièrement bienvenu : pendant que ses musiciens égrènent tranquillement la mélodie de « It’s Easy To Remember », il endosse le rôle du récitant et, fort à propos, nous narre la rencontre entre les deux musiciens, ou comment ces hommes qui avaient fait connaissance une semaine plus tôt trouvent naturellement leurs marques avec un répertoire qu’ils connaissent sur le bout des doigts. Cette session où l’on parle en fumant et en plaisantant se déroulera dans les meilleures conditions, chaque titre ne nécessitant qu’une seule prise à l’exception de « You Are Too Beautiful », contrarié par l’envol d’une baguette d’Elvin Jones !

Dedicated To You est donc une double et belle occasion : découvrir Kurt Elling, chanteur hors du commun, dans un registre plus sobre et, pour ceux qui auraient réussi l’exploit d’ignorer le disque pendant plus de quarante-six ans, se délecter de l’incomparable John Coltrane & Johnny Hartman

par Denis Desassis // Publié le 14 septembre 2009

[1Impulse IMP11572.

[2On recommandera notamment l’écoute de son très beau Man In The Air, paru en 2003, où il s’offre le luxe d’écrire non sans brio des paroles sur le chorus de Coltrane dans « Resolution », un des mouvements de A Love Supreme. De même, l’étendue de son registre vocal et de son talent éclate au grand jour lorsqu’il s’attaque à une magnifique reprise du « Minuano » de Pat Metheny ou à « A Remark You Made » de Weather Report.

[3« They Say It’s Wonderful », « Dedicated To You », « My One And Only Love », « Lush Life », « You Are Too Beautiful » et « Autumn Serenade ». La session du 7 mars 1963 comportait un septième titre, « Afro Blue », qui n’a pas été publié.

[4Signalons que projet initial de Dedicated To You reposait strictement sur un quatuor à cordes et une contrebasse.