Chronique

Anil Eraslan

Absorb

Anil Eraslan (cello)

Label / Distribution : AK Müzik

Le violoncelliste Anil Eraslan, né en Turquie, s’est formé à Ankara, avant de s’installer en France au Conservatoire de Strasbourg. Il intègre intelligemment sa culture d’origine en mêlant jeu sur les modalités, écriture avec quarts de tons typiques de la musique turque (ou classique ottomane) à la musique contemporaine et au jazz. La récente percée de son quartet Auditive Connection, lauréat Jazz Migration 2015, nous a montré qu’il ne renie pas le rock non plus. On le croise aux cotés de figures de la scène mondiale telles que Michael Moore, Sylvain Kassap, Tobias Delius, Trilok Gurtu, Christine Ott, Le Quan Ninh, ou encore John Lindberg et Sumru Agiryürüye. Ce qui est rarement mentionné, c’est qu’il a aussi été marqué par l’iconoclaste violoncelliste Vincent Courtois.

Absorb, est son premier disque solo. L’aboutissement d’un travail en tant que violoncelliste mais aussi en tant que photographe. Une pluridisciplinarité qui lui a valu d’obtenir une résidence de quelques mois à Berlin, soutenue par le CEAAC de Strasbourg – Centre Européen d’Actions Artistiques Contemporaine.

Ici, l’exploration musicale se fond dans la recherche de lumière et la quête de soi. L’absorption du son fait écho à ce qui nous permet de voir les corps et les objets : l’absorption de lumière. L’inspiration brute est captée mais aussi figée par le processus même de l’enregistrement. Dans une obscurité étudiée, le violoncelliste nous fait voir sa musique. Ces huit titres en sont-ils l’essence ou leurs ombres chinoises ? L’ancestrale allégorie platonicienne de la caverne nous revient et nous prévient : conditionné, l’homme ne perçoit souvent que la projection d’une réalité plus vaste qui peut éblouir ou écraser. Qu’est-ce que nos sens perçoivent ? Comment rendre réels l’inédit, l’imprévu, la beauté de l’instantané ? Ces notions questionnent tout improvisateur confronté à la limite de son art et Anil Eraslan n’y échappe pas.

Le titre « Günübirlik Hapsuruk » donne à entendre deux pièces de même longueur, superposées. L’une d’elle est à l’envers, mixée dans le sens inverse. Une opération pourtant simple qui permet d’écouter simultanément le début et la fin d’une même improvisation. Au centre, ce point de convergence, graal métaphysique où les deux pistes se recoupent et les notes se joignent à l’unisson, avant de s’écarter dans un nouvel effet miroir. Malin. Le truc du Turc, c’est bien d’évoquer le stade du miroir ; se dévoiler avec ce je(u) lacanien et y convier l’auditeur. Il y a de la frénésie à essayer de se trouver.

Anil Eraslan joue avec les registres musicaux modaux et classiques (« Melododili Parça »), les techniques vocales (« Tost Modern aspirin Ve Esprinin Olümü »), et emprunte allègrement des ponts entre orient et occident, pour de nouvelles destinations. Impossible de ne pas soutenir cette volonté de parler de « quelque chose que je ne peux pas nommer » (notes de pochette de « The Unamable »), car s’instruire en jouant est une sagesse socratique, qui doit se partager.

Le « Bonus » est un titre où Eraslan offre plus que son jeu à facettes : sa voix et sa langue. Mais, encore une fois, c’est une pirouette. Ces mots disent en turc « ce n’est pas une musique et je ne suis pas en train de chanter ». En dernier ressort, nous voilà face à la Trahison des images, œuvre du surréaliste René Magritte, et son fameux « Ceci n’est pas une pipe ». En effet, c’est une bouffée d’air frais.