Entretien

Christophe Mangou

Mangou dirige Zappa : Une introduction à la musique orchestrale de Frank Zappa

Christophe Mangou par Michel Laborde

Pour rendre hommage à Frank Zappa, l’originalité doit être de mise ! Nous nous devions donc d’aborder sa musique par son versant orchestral et son répertoire contemporain. Christophe Mangou, chef d’orchestre et soundpainter, partage ici son enthousiasme et sa passion pour le grand œuvre du génial moustachu. Cet habitué des projets mélangeant musique classique et jazz, rock ou électro, a dirigé ces dernières années des pièces de Zappa avec différents orchestres français et européens.

- Vous étiez invité aux journées Zappa pour une table ronde, quelle a été votre impression ?

C’était très émouvant. Un des points forts a été l’interview de deux anciens musiciens de Zappa : Ike Willis et Bunk Gardner. Ils ont parlé des tournées avec Zappa, de leur rencontre. Tous deux sont incroyables, ils ont d’une certaine manière dédié leur vie à sa musique. Ike Willis l’a accompagné jusqu’au bout, jusqu’à son chevet et Zappa lui a demandé de continuer à faire vivre sa musique. Depuis la mort du maître, Ike a créé 15 groupes et il les fait travailler comme Zappa les faisait jouer. J’ai aussi discuté avec Bunk Gardner, il joue encore avec Don Preston à travers le monde malgré son âge avancé. Ils ont très envie tous les deux de jouer avec orchestre. Bunk a plein de partitions de l’époque des Mothers. Cela m’intéresse évidemment beaucoup. On verra !

Christophe Mangou par Michel Laborde

- Qu’est-ce qui vous plaît dans la musique orchestrale de Zappa ?

Je m’intéresse surtout à la globalité de son œuvre. Je ne fais pas de distinguo entre ses pièces pour orchestre ou pour groupe de rock. C’est un tout, Zappa : un univers incroyable. Il mélange les genres et les styles, fait des collages. Sa musique est inclassable et part dans tous les sens. Elle est d’une richesse infinie et extrêmement rythmée dans le bon sens du terme. J’en discutais avec Frédéric Maurin, on est arrivés à cette conclusion : sa musique est fondamentalement optimiste et pleine de vitalité. Quand on joue « Dog Breath Variations » et « Uncle Meat », du Yellow Shark, avec l’orchestre, cela pétille de vie et malgré tout, cela reste très contemporain. J’adore voir à quel point il faisait de la musique contemporaine avec ses groupes de rock. La musique de Roxy & Elsewhere est par exemple aussi orchestrale que les pièces pour orchestre, avec un travail exceptionnel sur les timbres et les couleurs. « Echidna’s Arf (Of You) » est une pièce extraordinaire, je rêve d’en faire un arrangement pour groupe de rock et orchestre. Un jour, je m’y mettrai. Et surtout, sa musique reste très intéressante à jouer, très difficile aussi bien pour les groupes de rock que pour l’orchestre.

Sa musique est fondamentalement optimiste et pleine de vitalité

- Justement, où est la difficulté dans sa musique ?

Zappa est pour la plus grande part un autodidacte. Il avait un certain talent d’orchestrateur, mais il lui manquait quelques armes pour être plus efficace. Résultat, certaines pièces pour orchestre restent assez difficiles à faire sonner. Ceci dit, cela donne la couleur et la spécificité de sa musique. Celle-ci n’est pas non plus évidente d’un point de vue technique pour les instruments en raison des dissonances et des écarts qui ne tombent pas facilement sous les doigts. Certaines parties sont vraiment ardues pour les musiciens. Et sur le plan rythmique, l’écriture de Zappa est absolument unique et incroyablement complexe. Je crois que c’est la signature principale de sa musique. Elle est aussi très dense, très fournie. Cela rajoute une difficulté supplémentaire.

- Est-ce que votre connaissance du travail de Zappa avec ses groupes de Rock et notamment la dimension scénique vous apporte quelque chose dans votre travail avec les orchestres ?

L’univers de Zappa mélange rigueur et humour. J’ai essayé de faire comprendre aux musiciens que si l’on s’amuse sur scène avec sérieux, cela rajoute quelque chose d’extraordinaire. Zappa l’a prouvé en étant d’une rigueur et d’un sérieux incroyables tout en prenant une liberté complètement folle. Pour moi, ce message est très important à faire passer aux orchestres classiques dans lesquels, souvent, le sérieux ne laisse aucune place à l’humour sous quelque forme que ce soit. Dans le cadre du projet pédagogique de l’Orchestre du Capitole, je souhaite montrer qu’il est possible de s’amuser tout en étant extrêmement sérieux. Je dois cela à Zappa. Quand il faisait le pitre sur scène, il le faisait avec beaucoup de sérieux.

- Est-ce que les musiciens et le monde de la musique classique accueillent bien la musique de Zappa ?

Dans le monde classique, l’image de Zappa est assez bizarre, les gens ne connaissent pas sa musique et ne se rendent pas compte de son intérêt. Le premier abord n’est pas évident, j’ai dû me bagarrer pour programmer Zappa à certains endroits et faire comprendre que sa musique mérite d’être jouée. Les musiciens, comme pour tout projet cross-over entre musique classique et la pop, le rock ou le jazz, arrivent avec un a priori assez négatif. Ils pensent que cela ne va pas être intéressant. Je pousse le bouchon un peu loin mais je retrouve souvent cette pensée dans l’inconscient du musicien classique. Sauf les musiciens qui connaissent et se sont documentés. Par exemple, à Toulouse, Jacques Deleplanque, le cor solo de l’orchestre, ancien cor solo de l’Ensemble Intercontemporain. avait participé à l’enregistrement du disque et au concert The Perfect Stranger avec Pierre Boulez en 1984. Évidemment, il savait très bien le sérieux de la chose et était ravi de rejouer ce programme. Après, quel que soit l’orchestre avec qui j’ai fait le projet, les musiciens étaient ravis du concert. Pour le public, ce sont souvent des fans de Zappa qui viennent. Difficile par contre de savoir si un spectateur de concert classique se déplacera pour du Zappa.

Strictly Genteel, un très bon disque d’initiation à la musique orchestrale de Frank Zappa

- Est-ce que les influences musicales connues de Zappa s’entendent dans sa musique orchestrale ?

Les trois premiers compositeurs cités par Zappa sont Varèse, Stravinsky et Webern. Il y a de vrais clins d’œil à Varèse dans 200 Motels et d’autres pièces orchestrales avec l’utilisation de la percussion et avec quelque chose de très abstrait. Stravinsky est toujours présent via le côté rythmique. Zappa a aussi utilisé certains de ses thèmes dans ses morceaux. Pour Webern, j’ai un peu plus de mal. Il se sentait sans doute proche de Webern dans le côté conceptuel de la musique. Webern écrivait une musique totalement dépouillée, qui durait souvent moins d’une minute et où il ne se passait quasiment rien. Zappa au contraire, c’est bavard, dense dans le très bon sens du terme. Il se passe énormément de choses. Même quand il ne se passe pas grand-chose, cela reste une musique d’une intensité et d’un dramatisme incroyable.

- Comment avez-vous choisi les œuvres de Zappa pour vos concerts ?

Déjà, je n’ai pas choisi les œuvres pour grand orchestre comme celles enregistrées par le London Symphony Orchestra. Cela nécessite un trop grand orchestre, sans doute trop onéreux pour un programme autour d’un compositeur qui n’est pas la priorité dans une saison annuelle. Pour tout dire, il faut huit cors par exemple pour ces pièces-là. Seules les œuvres du post-romantisme, les opéras de Wagner ou les œuvres de Mahler en demandent autant. J’ai vite senti qu’il fallait s’arrêter sur des œuvres pour des orchestres réduits. J’ai préféré interpréter des œuvres du Perfect Stranger ou du Yellow Shark.

- Avec quels autres compositeurs avez-vous mis sa musique en écho ?

Je voulais jouer une pièce qui l’avait inspiré. J’ai hésité entre Varèse et Stravinsky pour finalement choisir le second pour deux raisons. Même si Zappa se revendique principalement de Varèse, à bien des égards, notamment du point de vue sonore, c’est trop proche de Zappa. J’avais besoin de quelque chose qui changeait un peu de couleur musicale et de style. J’ai choisi des extraits de l’Histoire du soldat. Pour l’époque, cette pièce est très rythmique et se marie tout à fait avec le pendant rythmique de Zappa. Elle contient aussi énormément d’humour. C’est pourquoi je trouve intéressant de mettre cette œuvre en parallèle avec Zappa. Dans la musique de Varèse, il y a un côté morne, terne, voir rêche. On retrouve ce côté-là chez Zappa, mais heureusement, il y a l’humour. Avec du Varèse, cela aurait rendu le concert encore plus aride. Ce Stravinsky donnait un peu plus de fraîcheur. Cela faisait un peu respirer. Mais la spécificité du programme est la présence d’un concerto pour guitare électrique et orchestre en Soundpainting. Je suis soundpainter et j’ai énormément travaillé autour de cette pratique. Pour moi, c’était assez évident et très cohérent d’en mettre dans un concert Zappa. Il y avait un double hommage à la guitare et à ce langage qu’a inspiré Zappa.

- Est-ce que les partitions de Zappa laissent place à l’improvisation ?

Dans toutes les œuvres que j’ai dirigées, tout est absolument écrit et rien n’est laissé au hasard. Elles ne contiennent aucune indication de Soundpainting ou d’improvisation. Les œuvres pour Boulez et pour l’Ensemble Modern sont rigoureuses de A à Z. Je crois que Zappa avait une rigueur extraordinaire. Il répétait avec ses musiciens pour que tout soit absolument nickel jusqu’à la dernière note. En revanche sur scène, pendant le concert, il pouvait se donner la possibilité et le droit de tout détruire, d’utiliser les choses différemment. Je sais qu’il a dirigé l’Ensemble Modern avec son langage gestuel. Il les a fait travailler autour de cette pratique en répétition, notamment sur la pièce « Welcome to the United States ». Je n’ai jamais vu la partition, mais je trouve cette œuvre extraordinaire.

Les disques de musique orchestrale de Frank Zappa cités dans cette chronique

- Pourquoi peut-on dire que Zappa ne fait pas du Soundpainting ?

Le Soundpainting est arrivé après la création du langage gestuel de Zappa. Il l’utilisait pour transmettre toute la richesse en lui sur scène et pour parler en temps réel à ses musiciens. Il a développé sa propre technique et il est impressionnant de remarquer toutes les situations qu’il créait avec si peu de signes. Le Soundpainting est né dans les années 70 avec Walter Thompson. Il en a fait un langage pluridisciplinaire très structuré avec plus de 1500 signes (Zappa en avait 15/20). Son but était de composer en temps réel avec les musiciens mais aussi les danseurs et comédiens. Walter Thompson s’est inspiré de Zappa mais aussi de Butch Morris et de son langage Conduction.

- D’après vous, pourquoi ne pourrait-on pas aimer sa musique aujourd’hui ?

Il y a sa musique et le personnage. A mon avis, certaines personnes n’aiment peut-être pas le personnage, à la fois très complexe et incroyable. Moi, je lui tire mon chapeau. Tous ses messages et ses engagements politiques sont extraordinaires, surtout la manière dont il a disséqué la société américaine des années 80. Sa musique, pour quelqu’un qui n’écoute que du rock ou de la pop peut aussi être perçue comme hypercomplexe et peut rebuter. Un de ses batteurs, Chad Wackerman lui avait demandé « Frank, pourquoi n’écris-tu pas tout en 4/4 ? ». Zappa lui avait cloué le bec en répondant « Qui parle en 4/4 dans la vie de tous les jours ? ». Je trouve cette réponse incroyable et définitive. Il n’y a rien à dire après. Tout n’est qu’impair dans la vie. La complexité de nos existences est dans sa musique. Résultat, on est dans un constant renouvellement et on ne s’ennuie pas. C’est le grand message de Zappa. Amusez-vous !

« Qui parle en 4/4 dans la vie de tous les jours ? ».

- Dans un tout autre registre, comment s’est passée votre collaboration avec Jeff Mills ?

Mon premier projet avec Jeff Mills date de 2012 à Pleyel. Nous rejouions un programme créé cinq ans plus tôt avec l’Orchestre de Montpellier reprenant ses morceaux célèbres de techno. Par la suite, il m’a demandé de l’aiguiller vers un compositeur capable d’en faire ressortir la dimension contemporaine. Je l’ai mis en relation avec Sylvain Griotto, la personne idéale pour moi pour ce projet. Travailler avec un DJ techno et un musicien de cette trempe-là n’est pas donné à tout le monde. Il était important d’avoir quelqu’un venant du contemporain plutôt que de la pop ou du rock. Pour qu’un projet cross-over soit réussi, il faut une vraie rencontre entre l’artiste pop et un compositeur qui ait une vraie patte contemporaine.
Sans ce partage entre les deux mondes, le résultat est vite décevant. L’orchestre se retrouve alors à faire de la figuration. J’étais très présent dans les réunions, je donnais mon avis, j’ai notamment beaucoup participé à l’élaboration du projet Lost In Space. Ce programme avait aussi tout un côté visuel. Jeff Mills voulait perdre complètement le public. J’ai fait appel pour cela à Yves Pépin, un très grand scénographe international. Il a habillé la Halle aux grains de Toulouse de manière complètement hallucinante. Je me suis vraiment impliqué pour avoir un spectacle complet.