Portrait

Je me souviens de Zappa et Boulez

Souvenirs de Jacques Deleplanque, cor solo


En 1984, Jacques Deleplanque a participé à la création de The Perfect Stranger avec l’Ensemble Intercontemporain sous la baguette de Pierre Boulez. Dans un café non loin de la Halle aux Grains de Toulouse, il raconte ses souvenirs de la rencontre entre ces deux « monstres » de la musique. Aujourd’hui, Jacques est le cor solo de l’Orchestre du Capitole et a rejoué récemment les œuvres de Zappa sous la direction de Christophe Mangou.

Le début des années 1980 coïncide avec les grandes années de l’Ensemble Intercontemporain. Comme tous les musiciens, j’étais jeune et formaté au répertoire contemporain par Pierre Boulez. Quand la programmation est tombée, personne n’a compris pourquoi nous allions enregistrer et jouer du Frank Zappa. Les répétitions ont commencé et je me suis vite aperçu que nous avions affaire à un grand compositeur. Ses pièces étaient de la musique contemporaine de haute volée, totalement pensée et écrite. J’avais un peu écouté ses disques entre temps. Je n’ai pas reconnu ce côté rock pendant les répétitions. On aurait pu comparer sa musique contemporaine à des œuvres de Franco Donatoni ou d’Elliott Carter [1]. Je me suis vraiment rendu compte de son talent de compositeur. Il était capable d’écrire dans des styles très différents.

Il était extrêmement exigeant, très méticuleux, presque pire que Boulez. Il ne laissait aucune place à l’improvisation. Une nuance, un accent, tout était calculé. C’était fascinant. On a vraiment travaillé tous les détails alors qu’on ne s’attendait pas à jouer sa musique avec autant de rigueur. Boulez avait analysé et compris les pièces. Il avait sa propre vision de ce que devait être la musique de Zappa. Il aurait aimé changer certains tempos ; en vain. Mais il a joué le jeu. Tout le monde a joué le jeu.

Sa musique était physiquement très exigeante

Sa musique n’était pas si difficile à jouer techniquement. Elle était plus complexe sur le plan rythmique. La tessiture était totalement faisable et tout était naturellement jouable. Par contre, il écrivait de longues sections avec peu de moments de répit. Notamment pour nous les cuivres. Physiquement, c’était très exigeant. On a fait un super concert. Zappa était là, très digne. Je le revois bien, grand avec une grosse prestance. L’acoustique du Théâtre de la Ville était très sèche, cela n’a peut-être pas mis en valeur sa musique et peut expliquer sa déception [2] .

De manière générale, j’ai vraiment un super souvenir, surtout ce que dégageaient les deux. Tous les musiciens ont ressenti cela comme la rencontre de deux grands monstres de la musique. Il y avait un grand respect mutuel et de l’estime de part et d’autre. Boulez ne joue pas quelqu’un s’il ne pense pas que c’est bien. On sentait que c’était deux stars, je n’ai pas envie de dire qui s’affrontaient, mais il y avait de ça. Ils étaient un peu mal à l’aise. Le climat était un peu spécial car la rencontre avait été médiatisée. On sentait qu’il était bien que chacun se fasse mousser. On a surtout découvert Boulez dans une attitude qu’on ne lui imaginait pas. C’était assez curieux.

Malheureusement, on n’a jamais rien refait avec Zappa, ni retenté ce genre d’expérience après. Je trouve dommage que sa musique ne soit pas plus connue. J’étais très content de rejouer Zappa avec Christophe Mangou et l’Orchestre du Capitole. J’ai su que ça a été compliqué car les droits sont très chers, cela coûte une fortune d’avoir accès aux partitions. Mais Christophe tenait au projet et a réussi à le monter. Il est bon, il a bien travaillé le truc. Ce n’est pas Boulez, mais c’était bien !

Jacques Deleplanque
Propos recueillis par Jean François Sciabica.

par // Publié le 2 décembre 2018
P.-S. :

Ce documentaire de l’INA documente la rencontre :

[1Franco Donatoni, compositeur italien (1927-2000). Elliott Carter, compositeur américain (1908-2012).

[2Quelques pages de l’autobiographie Zappa par Zappa sont consacrées à la rencontre avec Pierre Boulez. Il est mentionné que Zappa n’a pas apprécié ce concert et que Boulez a littéralement dû le tirer sur scène pour saluer.