Chronique

Cory Smythe

Smoke Gets in Your Eyes

Label / Distribution : Pyroclastic Records

Des jazzmen au chômage à Paris. Avouons malheureusement que le sujet peut être d’actualité. C’était le contexte du film Roberta de William A. Seiter [1], réalisé en 1935, dans lequel apparaît la chanson Smoke Gets in Your Eyes composée par Jérôme Kern et devenue standard [2] à tel point qu’elle est partagée par Thelonious Monk et Julio Iglesias. Ce n’est pas le sujet ici. C’est davantage la lente combustion de notre Monde. Quand il s’empare du morceau de Kern, Cory Smythe décide d’en faire une capsule temporelle, une pierre philosophale qui raconterait notre civilisation des images et notre rapport à la nature et à la matière de cette planète ; il n’est pas impossible que le créateur très contemporain de pièces majeures comme Accelerated Every Voice ou Circulate Susanna ne cherche pas à s’adresser aux générations futures avec sentiments et morale. C’est à nous qu’il s’adresse, avec une ironie cinglante et écorchée. De celles qui suppurent encore l’espoir.

Dans sa lecture soliste de « Smoke Gets in Your Eyes », lente, torturée, que le piano préparé rend presque physique, sensuelle, renvoyée à son bois et ses cordes, Smythe ne joue pas le morceau de Kern. Il en ausculte chaque atome, qu’il transforme comme un gaz rare. Ou plutôt comme un climat qui se délite, qui s’affole, mais qui n’oublie pas d’être magnifique. On ne reconnaît pas le morceau, on le devine dans différents états, de gazeux à glacés, à travers une colère sourde. C’est un titre flouté, effacé, empesé par les fumées des incendies. Burn, Hollywood, burn. Né d’une commande de Trondheim Jazz Orchestra, ce disque pourrait-être imaginé en deux parties : cette seconde partie au piano, et une première partie orchestrale. Smythe y a réuni des amis chers, venant de la musique contemporaine comme le violoniste Joshua Modney, du jazz et des musiques improvisées comme Tomeka Reid (fabuleuse sur « Combustion 1 » aux prises avec le trombone de Zekkereya El-Magharbel) ou Ingrid Laubrock, mais aussi du Trondheim Jazz Orchestra avec la chanteuse Sofia Jernberg. Il n’y a que peu de tentatives de raccrocher la chanteuse au standard (« Combustion 2 », en transition) ; ce sont deux choses dissemblables. La conséquence de l’un et l’altération de l’autre.

De l’orchestre comme une matière première. Harassée, déformée, exploitée mais pure comme un diamant à peine extrait. Il y a dans les quatre morceaux qui précèdent son solo toute l’intelligence de Cory Smythe et toute sa capacité à se placer aux confins de nombreux langages. Dans « Combution 2 », alors que les soufflants semblent porter une forme de clarté, une lumière, un air capable de s’embraser, ce sont les cordes, Stephan Crump en tête, qui renvoient le propos dans les tréfonds où l’énergie se consume comme ce mur de flammes qui incendie la pochette de l’album paru chez Pyroclastic Records. C’est une œuvre importante que nous propose Cory Smythe. Une de plus, dirons-nous, pour ce pianiste et compositeur qui parvient à donner corps à une parole politique au cœur d’une musique complexe et exigeante.

par Franpi Barriaux // Publié le 14 mai 2023
P.-S. :

Cory Smythe (p), Sofia Jernberg (voc), Joshua Modney (vln), Tomeka Reid (cello), Peter Evans (tp), Zekkereya El-magharbel (tb), Ryan Muncy (as), Ingrid Laubrock (ts), David Leon (as, bs, cl), Stephan Crump (b), Jessie Cox (dms, perc)

[1Plus connu pour Room Service avec les Marx Brothers.

[2Le jeu serait de dire QUELLE chanson de Kern n’est pas devenue un standard, mais c’est un autre sujet.