Sur la platine

Cory Smythe, une voix à part

Le pianiste s’aventure dans les chemins escarpés entre jazz et musiques contemporaines


S’il est un musicien qui se moque comme d’une guigne des styles, des cases et des étiquettes, c’est bien Cory Smythe. Pianiste virtuose célébré, on l’a entendu autant à Darmstadt qu’au Banff Centre et vu aux côtés de la violoniste Hillary Hahn comme de Tyshawn Sorey sans qu’on ait un sentiment de bifurcation. Longtemps considéré comme un interprète au spectre sans limite, avec un penchant pour la musique contemporaine, il se révèle depuis quelques années un compositeur prolixe et exigeant, qui doit autant à Anthony Braxton qu’à Iannis Xenakis et cite dans ses disques Alan Lomax aussi bien qu’Andrew Hill.

Cory Smythe

On pensait que Cory Smythe était le prototype du musicien pour musiciens. Ce serait si réducteur ! Son solo Pluripotent, paru en 2011 dans une certaine confidentialité, était souvent cité en exemple par de nombreux pianistes, à commencer par Jason Moran. Comment ne pas reconnaître un souffle nouveau à l’écoute de ce solo ? On y découvre une tension omniprésente en même temps qu’une grande retenue, et surtout un sentiment de simplicité du geste et de maîtrise du temps. Le célèbre pianiste de Ten rendait hommage à un grand styliste que des orchestres comme l’International Contemporary Ensemble (ICE) ou le Chicago Symphony Orchestra avaient déjà célébré. Le reste est d’une certaine logique : un Grammy Award avec Hillary Hahn pour In 27 pieces chez Deutsche Grammophon, et une réputation de concertiste mondialement acquise.

Mais la pièce est trop petite pour Cory Smythe. Parallèlement, et même antérieurement, sa technique et son sens de l’improvisation l’ont rapproché de musiciens comme John Zorn ou George Lewis. Il interprète The Will to Adorn, une lecture des œuvres du tromboniste avec l’ICE, où l’on appréciera tout particulièrement l’équilibre en dureté et douceur sur « Shadowgraph, 5 », dans un style bien différent et plus concertant que Muhal Richard Abrams sur le disque du même nom paru chez Black Saint. Ses frontières ne cessent de s’étendre, et on le retrouve proche de têtes chercheuses comme Vijay Iyer ou Steve Lehman. Avec ce dernier, il partage une certaine révérence pour Iannis Xenakis : c’est d’ailleurs dans le cadre de l’ICE que Smythe interprètera le célèbre « Palimpsest » du Grec, avec ce style percutant et agressif qui le caractérise : une main (gauche) de fer qui sait planquer son gant de velours et redevenir caressante en un instant.

Avec un tel parcours, il n’est guère étonnant de retrouver Cory Smythe dans le champ d’attraction de la galaxie Braxton. C’est ainsi qu’on le verra avec Ingrid Laubrock et Stephan Crump, notamment sur Planktonic Finales paru chez Intakt Records. Dans une récente interview, Ingrid Laubrock nous annonçait qu’elle travaillait avec Smythe sur sa prochaine œuvre pour vingt musiciens. Là encore c’est la plasticité du jeu du pianiste, sa capacité à combiner l’improvisation avec la musique écrite contemporaine qui font de lui un allié de poids. Un syncrétisme qui s’était déjà révélé en 2011, peu de temps avant qu’il enregistre son solo, par une interprétation de la « Composition 30  » d’Anthony Braxton dans un document paru dans la New Braxton House.

Cette « Composition 30  » est très particulière ; écrite pour piano (ce qui n’est finalement pas si courant chez le multianchiste), c’est une succession de petites phrases musicales qui peuvent être imbriquées les unes aux autres, couplées, voire renversées dans un ordre qui appartient à l’interprète seul. C’est un champ d’expérimentation et d’appropriation du langage tout autant qu’un exercice de cadavre exquis. Chose marquante, de nombreux pianistes estampillés « musique contemporaine » se sont essayés à cet exercice, de Frédéric Rzewski à Geneviève Foccroulle, ce qui permet moult comparaisons. C’est avec l’une des pionnières de la lecture contemporaine de Braxton, Hildegard Kleeb, que l’interprétation de Smythe peut être le plus facilement comparée. Sur le disque paru chez HatHut, la lecture de Kleeb est tellurique, semble prendre les phrases musicales pour mieux les caramboler, donne une vision très physique de cette partition qui dépasse les cent pages. A l’inverse, la lecture de Cory Smythe est une déconstruction ; il se plaît à montrer les coutures, à jouer avec la musique de Braxton comme on fait des jeux de mots, des palindromes, des tentatives de miroir et de boutures. A bien des égards, il prolonge les idées de Braxton sur le clavier, avec cette technique et ce calme impeccable. Cela le rapproche dans l’interprétation de Marilyn Crispell, la rugosité en sus, elle qui avait fait de la « Composition 30 » un matériel improvisationnel secondaire, une boîte à outils, dans les compositions de Braxton des années 80, avec le quartet stabilisé (Braxton/Crispell/Hemingway/Dresser).

Dans toute cette histoire musicale, la voix paraît bien absente. C’est pourtant avec des chanteurs que Cory Smythe va tracer sa propre voie, dans deux œuvres récentes qui disent beaucoup de la direction décidée par ce musicien hors-norme. Circulate Susanna est une œuvre intense qui consacre la chanteuse suédoise Sofia Jernberg qu’on a pu entendre avec le Fire ! Orchestra de Mats Gustafsson, mais aussi avec Eve Risser. Enregistré en trio, avec Daniel Lippel à la guitare, le disque est étrange, âpre, même dérangeant. Le piano est omniprésent mais sonde les basses, plante ses racines, permet à la chanteuse toutes les expérimentations. La voix est franche, elle crie, elle grince, elle donne à voir toute sa férocité. Telle est la musique de Smythe, qui ne s’embarrasse pas de joliesse, qui accroche le cœur avec autant de force que les oreilles. La guitare de Lippel se lance parfois dans un bluegrass improbable et percé de toutes parts. On bascule dans une autre Amérique où la Scandinave venue d’Éthiopie redessine les contours d’une autre tradition : l’Illinois où se déroule censément le disque est bien différent mais peut-être plus intime, quoique tout aussi contrasté que celui collecté en son temps par l’ethnomusicologue Alan Lomax.

Cory Smythe est un remarquable conteur, même si ses récits sont parfois heurtés, arc narratif à la ligne brisée, hommage cubiste complexe. C’est sans doute son dernier album Accelerate Every Voice qui en est le meilleur exemple, quoi qu’il en soit le plus brillant. C’est évidemment un clin d’œil au Lift Every Voice And Sing de James Weldon Johnson. C’est également un disque d’Andrew Hill, pianiste atypique du jazz américain, à la fois grand architecte du Bop et élève du compositeur Paul Hindemith. Une œuvre qui clairement est une infusion dans laquelle Accelerate Every Voice s’est corsée. Smythe est le seul instrumentiste au milieu de chanteurs ; on n’est guère surpris d’y retrouver Kyoko Kitamura, qui avec avait travaillé sur GTM (syntax) 2017. L’œuvre est dense, elle se passe de joliesse, elle part de cette étrangeté qu’avait le disque de Hill, ou plutôt de sa couleur vocale pour en faire une gageure rythmique, notamment avec deux des vocalistes. Kari Francis, mezzo-soprano et remarquable rythmicienne qui avec Michael Mayo, ténor incroyable entendu avec Ben Wendel, encadre ce sextet avec une intensité rare, où la respiration est une scansion parmi d’autres. Ce n’est pas un disque dansant, et pourtant il y a une syncope étrange et limpide, quelque chose que se passe dans l’alchimie des voix qui trouble et demande qu’on s’y attache, sans doute avec la même curiosité qui avait animé les premières écoutes du disque d’Andrew Hill.

On pourrait croire, avec Accelerate Every Voice, que Cory Smythe est entré de plain-pied dans une œuvre contemporaine. Le travail sur la spatialisation et sur la multiplicité des voix ainsi que leur rencontre renvoient directement à Xenakis ou à Scelsi. Mais le travail de Smythe reste inscrit dans le champ jazzistique, tout autant que dans la large ouverture des oreilles. Et même si l’écoute pourra sembler ardue si l’on n’y consacre pas le temps nécessaire, elle est d’une grande profondeur et remue les tripes. Il serait dommage de passer à côté d’un créateur qui n’a pas fini de nous subjuguer.