Chronique

Daniel Erdmann, Francis Le Bras, Claude Tchamitchian

De l’Estaque aux Goudes

Daniel Erdmann (ts), Francis Le Bras (p), Claude Tchamitchian (b)

Label / Distribution : Vents d est

De Marseille, on donne souvent l’image d’une ville en effervescence. À l’opposé de cette vision réductrice, la musique la montre apaisée, contemplative. Différents lieux donnent leur nom aux compositions, qui laissent beaucoup de latitude aux interprètes. L’itinéraire part de la « Corniche JFK » et ses vues plongeantes sur la Méditerranée ou le Vallon des Auffes, que l’on retrouvera un peu plus loin, sur un titre tout en retenue. Entre-temps on aura fait un détour par un quartier populaire (« Sunday Night At The Panier »), admiré un panorama à couper le souffle du haut de Notre-Dame-de-la-Garde (« Bonne Mère »), et pris des chemins de traverse pour se rendre en cinq étapes - la très belle suite qui donne son titre à l’album -, depuis l’Estaque et son port de pêche aimé des peintres aux portes des Calanques.

La nuit et ses silences qui exacerbent les sons, la mer et son ressac hypnotique, la ville et ses scintillements… voilà qui pose le décor de ces errances à trois. Daniel Erdmann et Francis Le Bras ont beaucoup joué et enregistré ensemble (notamment un album en duo et Patchwork Dreamer sur le même label). A cette paire vient s’ajouter la contrebasse de Claude Tchamitchian, qui navigue constamment entre support et développement mélodique. C’est d’ailleurs une fascinante conversation intime qui s’engage ici, chacun se plaçant à son tour, ou parallèlement, en position de soliste, sans ménager ses moyens - ces trois musiciens ne manquent pas de qualités expressives.

Francis Le Bras, pianiste, compositeur et directeur artistique du label Vents d’Est, profite de ces configurations évolutives pour diversifier son jeu, et donc l’enrichir. Il peut aussi bien soutenir la dynamique du propos (« Igor On The Autobahn ») que se recentrer sur un phrasé épuré, ce qu’il fait avec beaucoup de délicatesse sur « Saint Barthélémy », une composition poétique qui s’appuie largement sur le contre-emploi des trois instruments. Louvoyant entre ces ostinatos, ces canevas harmoniques et ces phrases finement articulées, Erdmann et Tchamitchian entretiennent, en une vision presque gémellaire, une continuité narrative. Leurs personnalités respectives (phrase, son, placement) ne sont évidemment en rien similaires - c’est dans la diversité des matières exploitées qu’ils se rejoignent, et surtout dans leur don de mettre ces matières, pareilles aux nécessaires imperfections du chant, au service de l’émotion. Beaucoup de souffle - la mélodie s’y cache parfois - chez le saxophoniste, mais aussi des cris étouffés, des murmures. Ici, les notes rondes s’égrènent nonchalamment le long d’une phrase qui, d’un coup, se clôt par un dérapage volcanique. Ailleurs, de délicates arabesques s’échappent du silence. Et l’on retrouve chez le contrebassiste le contraste caractéristique entre puissance du pizzicato et fragilité du chant de l’archet, basses profondes et traits riches d’harmoniques. Le doigté véloce, précis, et les longs filaments impressionnistes.

La variété des modes et des situations de jeu est un élément-clé de ce disque, et c’est à partir d’atmosphères glanées çà et là au cœur de la ville (sinon en son centre) que le travail de composition a été effectué. Le Bras et Erdmann, en effet, se sont attachés à écrire des pièces ciselées qui, comme toujours lorsque le voyage a été bien préparé, ne reviennent jamais en arrière. Tout s’inscrit dans une continuité, un déroulement serein et naturel, rythmé par les entrelacs des instruments. On accompagne les musiciens avec plaisir sur ce chemin des écoliers jalonné de splendides paysages et de belles rencontres.