Entretien

Daniel Erdmann, les pieds sur terre

Rencontre avec le plus français des saxophonistes allemands

Saxophoniste allemand né en 1973, Daniel Erdmann a été à la tête de plusieurs formations outre-Rhin dont le notable Erdmann 3000 (au côté de Franck Möbus, Johannes Fink et John Schröder). C’est son arrivée en France qui l’a, logiquement, fait mieux connaître ici. Sa participation à des formations particulièrement appréciées ces dernières années (trio avec Francis Le Bras et Claude Tchamitchian, duo avec Christophe Marguet) l’ont placé parmi les musiciens qui comptent. Co-leader de Das Kapital ou membre du trio de Vincent Courtois avec Robin Fincker, son timbre chaud et généreux savamment articulé fait de lui un partenaire de choix. A la tête d’un trio international (allemand, anglais, français) Velvet Revolution, il se produit un peu partout en Europe. Il devenait nécessaire de le rencontrer.

Daniel Erdmann, photo Michael Parque

- Pourriez-vous vous présenter ? Quelles ont été les formations qui ont compté pour vous ?

J’ai commencé à jouer du saxophone vers 10 ans. D’abord en Allemagne, puis dans le big-band de mon école aux Etats-Unis (mon père était chercheur ; il travaillait non loin de Washington DC). De retour en Allemagne, j’ai décidé de ne plus faire que ça, jouer du saxophone. J’ai eu la chance d’avoir des professeurs extraordinaires qui m’ont encouragé à trouver ma propre voix. D’abord George Bishop, saxophoniste de Philadephie, qui habitait à Braunschweig, la ville où j’ai vécu de 14 à 17 ans. Puis Gebhard Ullmann, mon professeur au Conservatoire Hanns Eisler à Berlin, dans la classe de jazz où j’ai étudié de 19 à 24 ans. C’était un cursus génial. Pratiquement toute la scène jazz progressive enseignait là-bas. Parmi ces profs, j’ai rencontré des musiciens avec qui j’ai beaucoup joué ensuite, Frank Möbus et Aki Takase notamment. J’ai beaucoup apprécié cette époque berlinoise des années 90.
Au début des années 2000, j’ai commencé mes allers-retours avec la France. J’y ai rapidement rencontré Edward Perraud et Hasse Poulsen avec qui je continue de partager l’aventure Das Kapital. Puis, petit à petit, mon activité s’est délocalisée vers ici. Aujourd’hui, j’ai la chance, non seulement de jouer avec des grands musiciens des deux côtés du Rhin mais également de pouvoir jouer ma musique dans un groupe qui tourne, Velvet Revolution, avec des musiciens incroyables : Théo Ceccaldi et Jim Hart.

Je me situe exactement là, entre tradition et modernité.

- Votre son de saxophone est caractéristique. Chaud et profond avec un léger vibrato. Quels ont été vos maîtres en la matière ?
C’est vraiment le son que j’entends et que j’essaie ensuite de produire. J’ai fait un travail de recherche assez intense là-dessus, de même que sur les possibilités bruitistes que j’essaie d’intégrer dans mon registre sonore. En terme de maîtres concernant le son, je peux citer Lester Young, Archie Shepp, Heinz Sauer. Mais je m’inspire aussi d’autres instruments.

- Chez vos collègues saxophonistes, ce son de “velours” est moins dans l’air du temps qu’à une certaine époque. Comment articulez-vous cette pratique “à l’ancienne” et votre désir de modernité ?
Je me situe exactement là, entre tradition et modernité. J’essaie d’être contemporain sans perdre le contact avec les maîtres. Dans un environnement connu, je cherche à créer un monde à moi où je me sente bien. Les rencontres avec des musiciens de jazz qui sont sur la scène depuis très longtemps, et desquels je me sens proche, comme Heinz Sauer, Joachim Kühn, Henri Texier ou Aki Takase me permettent de garder confiance sur le fait que ma place de musicien a un sens.

- Duo / trio / quartet etc. : vous jouez dans toutes les configurations. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ces expériences différentes ?

Chaque forme donne des possibilités différentes au niveau des mélanges de fréquences, des prises de parole, des possibilités rythmiques et harmoniques. En duo, nous sommes extrêmement à découvert, tout est lisible et j’aime bien cette clarté. En trio, j’aime beaucoup la façon dont on peut définir les rôles. Dans ma musique, il y a souvent une voix qui prend le devant dans cette formule. Dans les quartets ou les quintets dans lesquels je joue, c’est souvent un peu plus “classique” avec une division soliste / rythmique. J’apprécie tout autant parce que cela me fait chercher des nouveaux chemins.
Avec Das Kapital, nous avons aussi mené à bien un projet avec un orchestre de quatre-vingt musiciens. C’était, bien sûr, une expérience incroyable. J’ai également eu la chance de jouer une fois avec un orchestre symphonique et une chorale. Poser le son du ténor sur une masse sonore comme ça est absolument magique, chaque note est bercée.

Daniel Erdmann, photo Fabrice Journo

- Vous n’êtes pas le leader du trio de Vincent Courtois ; difficile pourtant de vous dissocier de cette formation. Qu’est-ce qui vous relie dans ces répertoires où les tessitures des instruments sont si proches ?

La rencontre avec Vincent Courtois en 2009 a été décisive pour les années qui ont suivi. Quand on a joué ensemble pour la première fois, j’ai eu l’impression de le connaître depuis longtemps, tellement nos chemins mélodiques étaient en phase. C’est un musicien totalement intègre, uniquement intéressé par la qualité de la musique. Jouer avec lui me tire vers le haut.
Nous avons d’abord commencé en quartet avec Samuel Rohrer et Frank Möbus, puis Vincent a eu cette idée de trio avec Robin Fincker. Les tessitures sont effectivement très proches mais les manières de jouer sont très différentes. Nous avons débuté avec un répertoire très personnel de Vincent et aujourd’hui, après dix ans, nous en sommes au quatrième. C’est devenu un vrai groupe qui joue beaucoup.
Love of Life a été enregistré aux Etats-Unis, à Oakland. Chacun est très engagé, nous aimons ce son d’ensemble qui est unique, en espérant le conserver longtemps. Je suis heureux que mon agent en Allemagne ait décidé de prendre le trio à son catalogue. Nous allons pouvoir le présenter de nombreuses fois là-bas cette année.

La musique instrumentale est tellement directe qu’on ne peut pas mentir

- Avec Das Kapital, on sent l’envie de jouer des formes simples, des mélodies immédiates et des déroulés spontanés qui évoquent les débuts du Rhythm’n’Blues. Quelle place tient la culture populaire dans cette musique ? Quelle est la place du jazz, considéré trop souvent comme une musique élitiste, dans cette culture populaire ?

Si on considère d’où il vient, le jazz est, à la base, une musique populaire. Cela a pris du temps pour qu’il arrive dans les salles de spectacles et les théâtres et c’est une réussite notable. Pourtant, il est important pour moi de garder la proximité avec le public en continuant de jouer dans les clubs ou dans les petits lieux. Plus que les formes simples qui rendraient la musique accessible, c’est ce contact avec les gens qui compte. Un musicien ne peut être intègre que s’il joue la musique qu’il a réellement envie de jouer et le public est très sensible à cette sincérité. La musique instrumentale est tellement directe qu’on ne peut pas mentir.

- Velvet Revolution est la formation qui vous occupe à l’heure actuelle. Saxophone, violon, vibraphone : là encore, l’association des instruments est atypique. Qu’est ce qui a décidé de ce choix ?

En 2014, j’ai eu besoin de repartir sur quelque chose de nouveau après avoir arrêté plusieurs groupes et collaborations. J’avais envie de monter mon propre groupe et jouer ma musique ; l’idée de cette instrumentation m’est venue. J’ai commencé à écrire de la musique puis j’ai cherché les musiciens avec qui je pourrais réaliser ce projet. Lorsque j’écoute le groupe aujourd’hui, j’entends ce nouveau départ et cette prise de risque. C’est une musique très positive.
J’ai rencontré Jim Hart à Jazzahead à Brême en 2006. Nous avons fait une session à Londres au début des années 2010 puis nous nous sommes perdus de vue jusqu’au moment où nous nous sommes croisés dans l’Eurostar alors que je cherchais justement un vibraphoniste pour Velvet Revolution. Il m’a dit qu’il déménageait en France. C’était un signe du destin !
Peu après, j’ai entendu Théo avec son trio dans un café à Reims. J’ai été très impressionné par sa musicalité et son énergie. Je lui ai proposé de participer à la création de ce nouveau groupe. Je suis très heureux de travailler avec ces deux musiciens fantastiques depuis cinq ans maintenant.

- Quelles couleurs et quelles dynamiques s’en dégagent ?

C’est intéressant de parler de couleurs parce que, pour le premier répertoire, c’était justement ma principale réflexion. Quelles nouvelles couleurs pouvait-on créer avec cette instrumentation ? De mon côté, je souhaitais utiliser tout le registre de mon saxophone et en faire entendre les nuances. J’ai donc essayé de construire des couleurs de son claires sur mes compositions avec, comme consigne, de nous limiter à une par morceau, en cherchant à l’exploiter complètement.

- Est-ce que vous construisez vos compositions à partir du groupe ou est-ce que ce sont les compositions qui imposent tel type de groupe ?

Les deux sont vrais. Pour le premier album, j’avais écrit la musique avant la première répétition, avant même la première rencontre à trois. Comme je l’ai dit, mon but était de créer et de garder une couleur par morceau pour parvenir à une matière claire. Les compositions sont des véhicules de tons et de couleurs qui aident à construire une forme générale. Elles nous imposent, parfois, de rester longtemps sur une même matière pour l’explorer entièrement. Cela a bien marché parce que Jim et Théo se sont vraiment mis au service du répertoire et l’ont adopté comme si c’était leur propre écriture.
Après avoir énormément tourné avec le premier album, Velvet Revolution est devenu un vrai groupe. J’ai donc écrit le deuxième répertoire en pensant au trio et en laissant plus de liberté à chacun. Cette confiance en l’autre a beaucoup ajouté à la profondeur du son.

- Vous présentez également un duo avec Bruno Angelini. Comment parvenez-vous à sauter d’un projet à l’autre sans vous égarer ?

Je ne suis pas un musicien différent dans des projets différents. J’essaie d’être moi-même partout. Pour moi, les projets se nourrissent entre eux, chaque musicien amène des énergies, des idées qui viennent d’ailleurs et enrichissent le propos. Il faut juste trouver le temps de bien préparer le travail écrit, c’est plutôt une question d’organisation.

Daniel Erdmann, photo Michael Parque

- Parlez-nous de ce duo ?

J’ai rencontré Bruno Angelini lors d’un enregistrement d’un disque de Joe Rosenberg il y a quelques années. C’était une évidence que nous devions travailler ensemble un jour. Nous avons, d’abord, pas mal joué sans but précis puis nous avons eu envie de monter un travail pour rendre hommage aux résistants allemands Sophie et Hans Scholl. Le résultat est un disque en duo et un spectacle avec la comédienne Olivia Kryger sur un texte d’Alban Lefranc.
Nous avons utilisé des poèmes de Paul Eluard pour composer les morceaux. Cela donne une musique proche de la parole qui, je l’espère, nous fait dire des choses plus profondes.

En Europe, je me sens chez moi partout

- L’Académie du Jazz vient de vous décerner le Prix du Musicien Européen 2019. C’est important de recevoir des récompenses ?

C’est évidemment un grand honneur de recevoir un prix comme celui-là, surtout quand je vois la liste des musiciens qui l’ont reçu avant moi. Je ne m’y attendais pas du tout. Devenir musicien de jazz n’a pas vraiment été un choix pour moi mais une évidence. C’est une preuve que je suis sur le bon chemin.

- Vous êtes allemand, vous jouez en France, votre trio compte un Anglais dans ses rangs, vous enregistrez pour un label hongrois (BMC). C’est quoi être européen ?

Aujourd’hui, parce qu’il y a des festivals et des organisateurs qui soutiennent et provoquent des rencontres européennes - comme Philippe Ochem par exemple, avec Jazzdor - de nombreuses formations avec des nationalités différentes existent. C’est heureux parce que je trouve que cela apporte beaucoup à la musique. Il y a quand même des différences, selon les pays, dans l’apprentissage musical. Et se nourrir de ces différences est très important.
En Europe, je me sens chez moi partout, j’ai des amis que je vois régulièrement dans beaucoup de pays. Même avec l’exemple du Brexit en tête, je ne pense pas que ce soit possible de revenir en arrière. J’ai envie d’être optimiste sur ce point.

par Nicolas Dourlhès // Publié le 5 avril 2020
P.-S. :

Discographie sélective :
Love of Life / Vincent Courtois, Daniel Erdmann, Robin Fincker, La Buissonne, 2020
Won’t Put no Flag Out / Daniel Erdmann’s Velvet Revolution, BMC Records, 2019
Vive la France / Das Kapital, Label Bleu, 2019
Three Roads Home / Daniel Erdmann, Christophe Marguet, Henri Texier, Claude Tchamitchian, 2018
Bandes Originales / Vincent Courtois, Daniel Erdmann, Robin Fincker, La Buissonne, 2017
A Short Moment of Zero G / Daniel Erdmann’s Velvet Revolution, BMC Records, 2016
Kind of Red / Das Kapital, Label Bleu, 2015
« Special Relativity » - Live At Kesselhaus Berlin / Heinz Sauer, Daniel Erdmann 4tet, Jazzdor Series, 2015
Together, Together ! / Daniel Erdmann, Christophe Marguet, Abalone Productions, 2014
De l’Estaque aux Goudes / Daniel Erdmann, Francis Le Bras, Claude Tchamitchian , Vents D’Est, 2014
Mediums / Vincent Courtois, Daniel Erdmann, Robin Fincker, La Buissonne, 2012
Das Kapital plays Eisler, Conflicts & Conclusions / Edward Perraud, Daniel Erdmann, Hasse Poulsen, Das Kapital Records, 2011
Les Fées du Rhin / Daniel Erdmann / Benjamin Duboc / Antoine Pagnotti, Sans Bruit, 2008
Duo / Francis Le Bras, Daniel Erdmann, Vent d’Est, 2008
Welcome To E3K / Erdmann 3000, Enja Records, ‎2004
Supermicrogravity / Erdmann 3000, Enja Records, 2007