
Elsa Birgé, le chant funambule
La chanteuse d’Odeia s’est imposée parmi les voix qui comptent.
Odeia © Franpi Barriaux
Si l’on s’interroge sur l’interdisciplinarité et l’absence absolue de limites dans la notion de genres, on ne peut que penser rapidement à Elsa Birgé. Discrètement, sans revendiquer quoi que ce soit, la chanteuse d’Odeia s’est imposée parmi les voix qui comptent dans le paysage du jazz et des musiques traditionnelles françaises. Passionnée par les Balkans dont elle connaît syntaxe et grammaire jusqu’au plus obscur des rébétiko grecs venus d’un village éloigné, conteuse d’histoires avec un naturel sans théâtralité superfétatoire, voici que la Nantaise d’adoption ouvre avec ses compagnons d’Odeia une nouvelle brèche qui visite la musique baroque et médiévale. Il pleut marque un tournant dans l’esthétique du quartet, même si ce tournant a tout de la courbe minutieusement préparée, comme le geste d’une acrobate. Rencontre avec la chanteuse d’Odeia, voyageuse impénitente de la voix.
- Elsa Birgé © Julien Climent
- Comment est née l’idée d’Odeia ? Et pourquoi strictement des cordes ?
C’était il y a 12 ans environ, j’étais alors trapéziste, et commençais à chanter sur scène… mais la tête en bas ! Je faisais un numéro de contorsion en palmes, masque et tuba. La voix trouvait sa place là où elle pouvait !
Lucien Alfonso m’a proposé de monter un groupe, j’étais depuis longtemps obsédée par la musique d’Europe de l’Est, tzigane russe, et du bassin méditerranéen.
Je rêvais de chanter ces chansons, mais n’osais pas, car je ne me trouvais pas légitime. L’idée a été de monter un projet me permettant de le faire, tout en évitant le folklore. Le trio à cordes nous a semblé une bonne option pour créer un son qui nous serait propre et qui entourerait la voix.
- Vous êtes une « enfant de la balle » : certains se souviennent d’une première apparition dans le catalogue de nato en 1996, à onze ans. On vous a souvent entendue ensuite sur le label de Jean Rochard. L’envie de chanter a toujours été là ?
Chanter a toujours été une passion ! Enfant, je chantais tout le temps… En particulier la musique des films de Jacques Demy, que je suis encore capable de chanter du début à la fin… J’ai souvent imaginé faire un projet où je chanterais tous les rôles en même temps !
Bébé, il paraît que je pleurais dans le ton des morceaux qui passaient à la maison. Peut-être parce que ma mère, Michèle Buirette, avait joué de l’accordéon posé sur son ventre jusqu’à la veille de ma naissance !
Mon père, Jean-Jacques Birgé, m’enregistrait de temps en temps, entre autres pour des CD-Roms. Avec Bernard Vitet, ils m’ont écrit plusieurs chansons. Quand j’ai enregistré la première, j’avais 6 ans. Cela m’amusait et je me souviens que j’étais déjà très exigeante ! Je n’ai jamais arrêté de chanter, comme un fil conducteur, une partie de moi.
- Dans le répertoire d’Odeia, il y a beaucoup de références au rébétiko, à la musique grecque et plus globalement du sud-Balkans. D’où vient cette passion ?
C’est un voyage que j’ai commencé jeune. Enfant, j’entendais Bratsch, des amis de ma mère. Adolescente, j’ai découvert plus largement les musiques tziganes, les fanfares balkaniques, puis j’ai creusé ces répertoires durant de nombreuses années. Plus tard, j’ai passé quelque temps auprès de musiciens russes qui m’ont appris beaucoup de chansons. Mon intérêt pour la musique grecque est plus tardif, une véritable obsession, je n’ai écouté que cela pendant deux ans. J’ai eu l’impression d’être arrivée à la maison.
- Odeia © Jeff Humbert
- Comment se passe le choix des chansons dans Odeia ? C’est l’orchestration qui prime ou le bonheur de la collection ? Dans Parlami, vous aviez repris une chanson de Wyatt (« Alifib ») qui l’a, paraît-il, beaucoup ému. C’est du feeling ou le choix d’une couleur particulière ?
Beaucoup de morceaux sont des chansons que j’ai glanées dans mon sac depuis longtemps et qui correspondent à différents moments de ma vie. Quand je chante une chanson en boucle, c’est qu’il faut que j’en fasse quelque chose, c’est le seul moyen qu’elle me lâche.
« Alifib » en fait partie évidemment ! Que Robert Wyatt m’en ait fait un retour si élogieux est une de mes plus grandes fiertés. Je garde précieusement ses lettres griffonnées sur de petits bouts de papier avec des écritures dans tous les sens ainsi que nos échanges de mails. Je me souviens de l’émotion qu’avait produite son premier message sur mon répondeur téléphonique.
Pour les deux premiers disques d’Odeia, j’apportais des morceaux « coup de cœur », des pépites, et les trois autres membres du groupe rebondissaient, forts de propositions d’arrangements. Pour le dernier disque, Il pleut, nous avons pris un nouveau chemin, celui de nous entourer d’autres plumes et d’autres oreilles. Karl Naegelen et Jean-Francois Vrod ont proposé des arrangements de morceaux traditionnels ou baroques à partir du thème des « larmes ». Nous avons également nourri le propos en ajoutant des chansons traditionnelles revisitées comme nous l’avons toujours fait, afin de créer une œuvre complète et cohérente. D’ailleurs, quand je vois la flotte qui est tombée ces derniers mois, je me dis qu’on est plutôt dans le thème !
- Dans Il Pleut, vous abordez des compositeurs de musique ancienne : comment s’est opéré ce choix ? Est-ce que ça a engendré un changement dans votre approche du chant ?
J’avais très envie de chanter des airs baroques comme s’il s’agissait de musique traditionnelle, sans voix lyrique, plutôt instinctive, afin d’en faire apparaître ce qui me paraissait en être l’essence. Karl Naegelen nous a permis de nous approprier des lamentations de Scarlatti, Vivaldi ou Dowland, en travaillant sur les timbres et le côté chambriste du groupe.
Cette rencontre a été pour moi un grand plaisir. Cela a très certainement enrichi mon vocabulaire vocal, il a fallu que je trouve mon chemin. Il faut dire que j’apprécie beaucoup les défis techniques, la tuyauterie vocale et les découvertes que l’on peut faire. J’ai alors pu appréhender un nouveau champ de possibilités, grand plaisir que la difficulté !
Peur que l’on me colle une étiquette ! J’aime être caméléon
- Auriez-vous envie, d’ailleurs, d’aller sur des projets plus jazz, avec d’autres musiciens ? Ou à travers une multidisciplinarité, vous qui avez côtoyé le monde circassien ?
J’ai apprécié de faire partie de projets tels que ceux du label nato avec Tony Hymas, le trio Journal Intime, François Corneloup pour Chroniques de Résistance ou Ursus Minor dans l’album Vol pour Sidney (retour). Ainsi qu’être invitée des Musiques à Ouïr pour leur hommage à Brassens. Mais aussi interpréter Micaela dans le Carmen de l’Orchestra di Piazza Vittorio (incroyable souvenir de savoir Ennio Morricone dans la salle lors d’une représentation à Rome) ou chanter le rôle principal d’une pièce radiophonique avec le chœur et l’Orchestre de Radio France…
Je m’épanouis à faire des projets différents, c’est d’ailleurs l’une des raisons qui font que je ne développe pas de projet à mon nom pour l’instant. Peur qu’on me colle une étiquette ! J’aime être caméléon, car cela me permet de vivre des expériences vocales et humaines très diverses. Ayant un passé de circassienne, je reste très attachée aussi au spectacle et j’accorde une grande importance à la scénographie ou à l’aspect visuel d’une création comme avec Söta Sälta, mon duo avec Linda Edsjö, ou avec le collectif Spat’sonore de Nicolas Chedmail.
J’aimerais continuer à vivre de mes projets tout en en développant de nouveaux, et participer à des créations plus ponctuelles. Je suis touchée par la rencontre de certains musiciens de jazz contemporain avec les musiques traditionnelles, par les créations pluridisciplinaires qui demandent aux musiciens d’interroger leur rapport à la scène et au public. Je suis interprète et j’ai donc besoin des autres pour me nourrir.
- Odeia © Jeff Humbert
- Sur l’album, les arrangements sont de Karl Naegelen et Jean-François Vrod, et on sent une approche plus contemporaine, notamment du violoncelle de Karsten Hochapfel. C’est une volonté d’ajouter des facettes supplémentaires ou un vrai changement de direction dans l’orchestre ?
C’était pour s’obliger à se réinventer, à toucher des choses que l’on n’aurait pas osé approcher, ou se heurter à des difficultés qui nous rendraient plus créatifs. Un troisième disque, il fallait qu’il nous amène encore plus loin… C’est peut-être l’approche plus contemporaine alors.
- Avec Il Pleut, vous abordez davantage la musique populaire et ouvrière française, on pense notamment au « Montagne, que tu es haute » des moulinages ardéchois… Comment se sont fait ces choix ?
Ce sont des propositions de Jean-Francois Vrod, violoniste et compositeur, inclassable car à la lisière de la musique contemporaine et traditionnelle. Une chanson traditionnelle en français n’existe jamais seule, elle est une petite partie d’un vaste ensemble chansonnier qui regroupe une quantité de versions de la même chanson collectées dans l’ensemble du monde francophone (territoire hexagonal, Québec, Louisiane…). La démarche a été de trouver différentes versions d’une même chanson pour n’en écrire qu’une, la nôtre.
je suis maman de plusieurs enfants et j’adore ce « projet à venir » aussi
- On a de plus en plus d’orchestres qui investissent le patrimoine ancien et populaire comme terrain de jeu pour l’improvisation, à la recherche de nouvelles esthétiques. Est-ce un mouvement de fond ?
Je ne sais pas, mais c’est le mien ! J’aime particulièrement le fait de se réapproprier une chanson ou un répertoire, de les déshabiller, de leur trouver une nouvelle lecture, une nouvelle histoire. Dans l’ancien se dégage une émotion plus grande. Rien d’étonnant, étant particulièrement nostalgique et préférant clairement l’acoustique à l’amplification. Pour Odeia, cela a toujours été le point de départ, la ligne, le mouvement.
- Est-ce qu’Odeia pourrait s’élargir un jour ?
On y a déjà pensé avec Lucien Alfonso, Karsten Hochapfel et Pierre-Yves Le Jeune, c’est une démarche qui nous plairait beaucoup effectivement.
C’est déjà arrivé, mais de manière éphémère, une demande du festival Maad93, et c’était bien.
- Quels sont vos projets ?
Profiter de jouer ce nouveau répertoire, de le faire découvrir à des publics très différents, ce serait pour moi un grand plaisir. J’aime étonner. Odeia peut autant jouer dans des scènes de jazz, musiques du monde ou musique classique. C’est un groupe inclassable et j’aimerais que cela soit un atout et non une limite.
Le répertoire d’Il pleut est exigeant, en perpétuelle évolution. C’est pourquoi nous aimerions le jouer encore et encore… Pour nous surprendre nous-mêmes et rencontrer des oreilles de toutes sortes.
De plus, je suis maman de plusieurs enfants et j’adore ce « projet à venir » aussi ! Malgré le jonglage des calendriers, aux multiples codes couleurs.