Les forteresses pacifiées de Tony Hymas
Casser les forteresses et mettre aux oubliettes les veilles divisions des genres musicaux est un projet politique
Voici plusieurs années qu’ici ou ailleurs est développée l’idée selon laquelle les marges et les confins des musiques créatives ne seraient pas si éloignées et les écoutes si morcelées, si la pop music avait vécu une uchronie salvatrice à la naissance du CD, lors de la reprise en main totale de l’édition par une industrie aussi médiocre que couarde face aux prises de risques et au mirage punk de l’underground.
S’il fallait trouver un patient zéro à l’avènement de ce doux rêve, il faudrait sans doute chercher du côté du Drame, mais aussi vers la maison nato, aux rhizomes plus anglo-saxons… Preuve que ce désir d’abolir les frontières et les classements stylistiques d’entomologistes décatis était un mouvement global. Et parmi les lumières du chat noir, le Flying Fortress de Tony Hymas, mêlant chansons où coulent encore quelques rivières de Canterbury et trouvailles électroniques pleines d’émotions, plaisir foutraque d’un melting-pot conscient, se dresse comme un nid d’aigle dans nos discothèques.
Ne pas s’égarer cependant. À l’écoute de 2023, le Flying Fortress de 35 ans a bien entendu subi les outrages du temps. Mais il reste une forme de magie absolument hors du temps, une volonté de gratter au-delà des sons communs des musiques populaires du moment, à l’image de « Super Hero 2 » où la voix de Tony Hymas, en surplus de ses inventions électroniques, nous emmène dans un ailleurs brillant. De ce disque avec Tony Coe aux clarinettes ou Chris Laurence à la contrebasse [1], on garde l’impression d’une forteresse qui luttait contre les truismes et les raccourcis de l’industrie. Peut-être lui fallait-il, comme tous les monuments historiques, quelque réhabilitation. C’est ce que propose Tony Hymas avec Back on The Fortress, décidé en 2020 pour tromper les enfermements, encore une fois.
C’est la clarinette de Catherine Delaunay qui nous accueille au pied de la forteresse dans « Blue Sky, Green Vézère », et on ne peut pas rêver meilleur chambellan. Comme dans No Borders, le piano d’Hymas souligne. À l’inverse de Flying Fortress, il n’y a pas deux faces, l’une instrumentale et l’autre vocale : Anamaz enchante un magnifique « Flying Phosphènes » avant que les éraflures électroniques d’Hymas reprennent leurs droits entre la batterie de Terry Bozzio, son compère des Lonely Bears, et le violon de Caroline Goulding. Soudain, la route semble prendre une autre direction, virage sec avec « Jump Jump Will You » et ses réminiscences d’Ursus Minor avec François Corneloup au saxophone baryton. On serait tenté d’imaginer la forteresse comme un gigantesque tutti frutti, mais c’est davantage un panorama de liberté, un gigantesque couloir qui dessert la forteresse et ses différentes pièces aux ameublements différents, mais complémentaires. En témoigne « In The River of Dreams », où l’on est heureux de retrouver Jacky Molard dans une clarté très angélique qui semble répondre à la douceur pop de « I’d Love You » où, aux chanteuses habituées de nato Marie Thollot et Elsa Birgé, vient s’ajouter une étonnante Yelle, qui semble apporter avec elle une électronique très colorée.
Flying Fortress est un bâtiment musical qui se dresse face à l’uniformisation commerciale et propose des bifurcations salutaires. C’est parfois déroutant, souvent très efficace, et cela fait désormais 35 ans que cela fonctionne. Peut-être, dans quelques années, le retour à la forteresse aura comme son aîné un charme légèrement suranné mais toujours puissant. C’est en tout cas un remarquable manifeste de tout ce qui anime Tony Hymas dans son histoire musicale. C’est aussi une carte d’identité fidèle de ce qu’a toujours voulu défendre la maison nato et Jean Rochard, son digne représentant. Lorsqu’une forteresse se dresse, c’est qu’elle est toujours debout.