Chronique

Florian Pellissier Quintet

Rio

Florian Pellissier (p, kb), Yoann Loustalot (tp, bugle), Christophe Panzani (sax), Yoni Zelnik (b), David Georgelet (dms) + Agathe Iracema (voc).

Label / Distribution : Hot Casa

Quand on y songe, on se dit que ce sixième album du quintet de Florian Pellissier [1] – dont la composition est inchangée depuis ses débuts il y a une vingtaine d’années, c’est assez rare pour le souligner – aurait pu s’intituler Sérendipité. Derrière ce mot se cache en effet « la capacité à découvrir quelque chose par hasard et par sagacité alors qu’on cherche autre chose ». Au lieu de quoi cet album porte le nom du fils du pianiste, Rio, tout autant qu’il cligne de l’œil en direction de la chaleur d’une ville et de son invitation à la danse. Tout ceci mérite quelques explications… d’autant plus nécessaires que le bonhomme est un récidiviste en matière d’épiphanie musicale.

Un rapide retour en arrière. Au mois de janvier 2019, Florian Pellissier investit durant quelques heures seulement le mythique studio Van Gelder dans le New Jersey. Tout de suite, ses rêves font défiler des noms comme autant de figures tutélaires : Blue Note, Wayne Shorter, Herbie Hancock, Donald Byrd, Lee Morgan, John Coltrane… Dans la formule d’un quartet baptisé Le Deal, le pianiste et ses compagnons d’un jour (Yoann Loustalot, Théo Girard et Malick Koly) passent un moment rare au cœur d’un monument de l’histoire de la musique et accouchent d’un fulgurant Jazz Traficantes, tout empreint d’une douce énergie qui doit sans doute beaucoup à la magie du lieu. Un disque éclair, très habité. « C’est comme si c’était mon premier disque de jazz, ma première vraie session, dans les codes historiques » [2]. Ainsi Florian Pellissier résume-t-il cette session pas comme les autres, une jam plus ou moins improvisée à partir de compositions écrites la veille et qui ne devait même pas faire l’objet d’un disque. Mais il y avait « cette lumière dorée, ce son sublime, cet espace magique, la rondeur du bois qui suinte par toutes les poutres, cette impression que toute note sonne, même si ce n’est pas la bonne, que la musique est mise en chaleur ».

Nous voici quelques mois plus tard, au mois d’août 2019. Il semble admis que le quintet doit lui aussi vivre cette expérience à nulle autre pareille, qu’il se confrontera à ce fameux son, que ce cap-là devra être franchi. Ah, Wayne Shorter, quand ton Speak No Evil, album de quintet parfait, vous tient à ce point… Toutefois Florian Pellissier, dont on connaît la pugnacité et le sens du combat rythmique, a en tête des idées bien à lui, nourries de transe, de groove profond, et non exemptes d’une certaine noirceur. Comme s’il agissait de faire écho à ce qui passe sur la scène anglaise tout en gardant le son roots de la formation. « Je rêvais d’un disque assez vaudou, entêtant, presque angoissant, entre film noir et cérémonie qui se passe mal ». Et puis… ce furent les mois qui passent après cette session de deux jours et demi, ce fut le doute qui s’instille à la réécoute des vingt-cinq titres enregistrés. Soit un constat, après un tri minutieux, celui de l’émergence inattendue des moments les plus doux, dont sept sont ici livrés. C’est l’idée d’une décantation qui naîtrait de l’incantation. Le pianiste se rend compte que si la magie initiale invoquée apparaît bien en filigrane des 45 minutes sélectionnées, le disque baigne désormais, à l’instar de Jazz Traficantes, dans la douceur singulière de ce studio légendaire.

Rio s’avère alors une invitation à un autre voyage, qui ne conduirait pas vers la fête tribale annoncée, mais plutôt ressenti comme l’enfant naturel d’un lâcher-prise imposé par le cadre de l’enregistrement. Et dont nous avions pu découvrir les contours lors de la dernière édition de Nancy Jazz Pulsations, au mois d’octobre dernier.

Entre ballades d’une grande beauté formelle (le magnifique « Rio », le méditatif « Jungle de Guyane ») et thèmes enlevés portés par un groove tranquille, qui semblent sortis tout droit du monde shorterien (« Live At The Vanguard », « Biches dans l’espace »), le quintet parle un langage intemporel, servi par un groupe où la présence constante d’un Yoni Zelnik fait merveille. Soulignée par le drumming volatile de David Georgelet, cette colonne vertébrale est la rampe de lancement propice aux élans des deux soufflants, Yoann Loustalot et Christophe Panzani. L’onirisme fougueux du premier, le feu intérieur du second agissent comme des traits de lumière. Le patron, de son côté, est là, bien présent, tout en force retenue, lui qui n’hésite pas à faire appel à la franco-brésilienne Agathe Iracema pour chanter « Between The Bars » ou, tout au bout de ses « Biches dans l’espace » (sont-elles toujours bleues ?), à dégainer des claviers plus contemporains pour une conclusion dans une ambiance aux couleurs célestes. Il aura goûté chaque instant, pour le vivre au plus près, soyez-en certains.

Rio n’est pas le disque qu’il devait être, et alors ? Comme dirait l’autre, qu’importe le flacon… L’ivresse gagnée exsude peut-être moins que prévu la transpiration et la transe, mais elle est bien là, douce et empreinte d’une poésie mémorielle qui jamais ne tombe dans le piège de la nostalgie. C’est une page de jazz organique, aux contours apaisés et souvent méditatifs. Une prière sans autre religion que la musique dans une chapelle qui ne dirait pas son nom.

« Finalement, j’en suis presque plus heureux et je trouve ça génial. C’est l’une des constantes de l’art en général : trouver, mais pas forcément ce qu’on a cherché, ce n’est pas écrit à l’avance. C’est pour ça que je vis. De plus, c’est la première fois que tous les gars du quintet sont contents, tant pour ce qui concerne le choix des morceaux que des mix et de la post-production. C’est ce qui me touche et me rassure. Ils ont vraiment envie de jouer ce répertoire et de le défendre. Surtout que le voyage à New York ensemble nous a soudés, avec ses moments très sympathiques, au mois d’août, dans la moiteur estivale de la ville. Pour moi, finalement, c’est peut-être le début. Ça a mis vingt ans, mais ça commence maintenant ! »

Tout est dit. En attendant la suite…

par Denis Desassis // Publié le 6 juin 2021
P.-S. :

[1Pour en savoir plus sur le pianiste, on pourra se reporter à un entretien en trois parties disponible sur le blog Mundo Latino.

[2Les propos de Florian Pellissier sont tirés d’un entretien téléphonique que le pianiste nous a récemment accordé.