Entretien

François Carrier, le globe-trotter

Rencontre avec le grand saxophoniste québécois qui sort un album avec Alexander von Schlippenbach.

François Carrier (DR)

François Carrier est un de ces musiciens qu’on aime retrouver, dont on attend avec une grande impatience les témoignages de ses rencontres, de ses concerts, de ses envies. Avec son camarade Michel Lambert, voici vingt ans que le saxophoniste nous ravit, en duo ou à la rencontre d’autres musiciens, du pianiste russe Alexey Lapin au contrebassiste britannique John Edwards, offrant à chaque fois l’expérience d’une écoute profonde et sans redites. Passionné par l’histoire et les figures du jazz, Carrier a joué très tôt avec des musiciens comme Paul Bley ou Gary Peacock, dont il nous conte ici la genèse. C’est à l’occasion du brillant Unwalled avec Alexander von Schlippenbach que nous avons décidé de questionner le musicien québecois que Citizen Jazz suit attentivement depuis plus de dix ans.

- François, lorsqu’on regarde votre discographie, il y a un mot qui vient tout de suite à l’esprit, c’est celui de globe-trotter. Est-ce important d’aller à la rencontre de musiciens d’autres horizons ?

Lorsque j’étais adolescent, j’habitais la belle petite ville de Québec. J’y ai joué mes premières mélodies de jazz en quatuor, piano, contrebasse, batterie et saxophone. Disons que le milieu était très limité et qu’il était assez difficile de se joindre à l’élite locale en raison de mon jeune âge. Les musiciens qui m’inspiraient vraiment à l’époque étaient ceux que j’écoutais jour et nuit sur mes précieux vinyles. Déjà, je rêvais de jouer avec certains d’entre eux.

Le quartet de Phil Woods fut le premier concert de jazz auquel j’ai assisté. J’étais littéralement assis sur la scène afin de mieux l’écouter et l’observer. Je devais être âgé de seize ans. L’année suivante, j’ai eu l’occasion de jouer deux pièces du répertoire de Charlie Parker avec Oscar Peterson dans le foyer du Château Frontenac où il logeait pendant son bref passage à Québec. Dès lors, il était clair que j’allais répéter aussi souvent que possible les rencontres et collaborations avec ces « grands » musiciens d’autres horizons.

Les années s’écoulèrent et en 1998, le Festival de jazz de Québec me proposa de présenter une série de trois concerts en trio avec un musicien invité de mon choix. J’ai tout de suite pensé à Ornette Coleman que j’avais eu la chance de côtoyer pendant quelques jours lors de mon premier voyage à New York, mais son agent se montra trop exigeant. La même journée, je finissais par rejoindre le légendaire Dewey Redman et il accepta tout de suite l’invitation. Je suis revenu vivre à Montréal vers la même époque pour y multiplier les collaborations, mais j’ai vite remarqué que le milieu était difficile à approcher. Fort heureusement, le batteur Michel Lambert, plus en adéquation avec mon style de jeu, s’est tout de suite montré ouvert aux collaborations. Les expériences se succédèrent au cours des années et c’est ainsi que mon album intitulé All’Alba, avec le pianiste invité américain Uri Caine, a vu le jour et que le pianiste Bobo Stenson a volontiers accepté de se joindre à mon trio pour une série de cinq concerts canadiens en 2002. Par la suite, mes pérégrinations m’ont permis de découvrir et de rencontrer une multitude de musiciens aussi particuliers les uns que les autres.

François Carrier (DR)

- Est-ce qu’on peut considérer ce désir de rencontre comme une recherche de l’altérité ?
 
Ce qui m’intéresse le plus chez un artiste comme chez un musicien, c’est sa singularité. On les reconnaît d’un seul coup d’œil, dès la première note. Nul besoin de rechercher, l’occasion se présente toujours au moment opportun, lorsque l’attention, l’ouverture et l’intuition sont au rendez-vous.

- Vous travaillez notamment avec John Edwards ; on vous a entendu avec Steve Beresford : quel est votre regard sur la scène anglaise ? Vous semble-t-elle à part du reste de l’Europe pour les musiques improvisées, free ou creative  ?

Londres est l’une de mes villes préférées, principalement en raison de sa diversité culturelle et artistique, ce qui n’est pas toujours le cas dans certains pays européens. Par ailleurs il y a, au sein de chaque pays que j’ai visité, une pléiade d’excellents musiciens, quelle que soit l’étiquette qu’on voudra leur attribuer. Ce qui m’a tout de suite séduit dans le cas de John Edwards, c’est sa présence et son immense état d’être, une vraie force tellurique : il est à l’évidence habité voire possédé par une urgence certaine. Dès la première semaine de mon séjour à Londres, je me suis rendu au Vortex Jazz Club afin d’assister à un concert d’Evan Parker. Le concert en trio avec le batteur Tony Marsh a commencé comme prévu à 19 h malgré l’absence du contrebassiste. Une vingtaine de minutes plus tard, John Edwards a fait son apparition et Evan, qui ne semblait pas outre mesure surpris par la chose, a annoncé au micro : « Ladies and gents, here comes John the « Magnificent ». J’ai compris, après une seule note de contrebasse, de quoi il s’agissait. Wow ! J’en ai encore des frissons aujourd’hui. Une sonorité et une force hors du commun ont jailli de son instrument. Ce genre de musicien ne court pas les rues. J’ai certainement assisté à plus d’une cinquantaine de concerts lors de ce bref séjour et chaque fois j’y ai fait des découvertes. C’est ainsi que j’ai entendu le London Improvisers Orchestra (LIO) dirigé par Steve Beresford pour la première fois au Cafe Oto dans le quartier Dalston.

Quant au LIO, composé d’une vingtaine de musiciens, il présente un concert par mois avec deux ou trois directeurs musicaux invités pour chaque soirée de musique improvisée. Steve s’est tout de suite montré réceptif lorsque je lui ai proposé de se joindre à John Edwards et Michel Lambert pour un premier concert au Vortex Jazz Club en décembre 2011. Deux années plus tard, le label polonais Not Two publia Overground to the Vortex, un enregistrement du concert en question.

J’ignore si l’aspect géographique détermine l’authenticité d’un artiste, mais l’environnement, la culture et l’entourage ont certainement une importance dans son développement.

- Dans le même ordre d’idées, quel est votre regard sur la scène canadienne ?

Le Canada couvre un vaste territoire très peu peuplé. Bien que je sois canadien, je me suis toujours identifié comme faisant partie de la nature, sans frontières, mais, puisque vous insistez, si je compare avec d’autres pays, je peux dire qu’il n’y a pas de bonne ou moins bonne musique canadienne, américaine ou encore française. Il y a « la » musique. Celle qui est habitée, qui nous raconte quelque chose, qui nous interpelle, qui sollicite nos cinq sens.

Ce qui m’intéresse le plus dans ces histoires, dans ces rencontres, c’est la musique elle-même. Comment des êtres qui ne se sont jamais vus, jamais fréquentés, peuvent en arriver à créer spontanément une musique et la rendre vivante ?

- Votre partenaire musicien au long cours est sans conteste le batteur Michel Lambert. Comment s’est déroulée votre rencontre ? On se souvient de votre duo Out of Silence, comment choisissez-vous les formes de vos orchestres (duo/trio/quartet…) ?

Ma rupture avec la ville de Québec a coïncidé avec la direction que je sentais qu’il me fallait emprunter. Je venais juste d’arriver à Montréal et je devais réunir des musiciens pour les trois concerts avec Dewey Redman. J’avais assisté à une classe de maître présentée par Michel Lambert quelques années auparavant et, pour être honnête, il m’avait laissé sur mon appétit. Toutefois, j’avais tout de même compris où résidait sa force. C’est en me fiant à mon intuition que j’ai fait appel à son savoir jouer. Pour cet événement unique, j’ai demandé aux contrebassistes Michel Donato et Ron Séguin s’ils étaient intéressés par mon idée et tous deux se montrèrent partants, même si Donato ignorait alors l’existence de Dewey Redman. Les concerts eurent lieu et une musique aussi intense que singulière a émané de nos réunions musicales. Ce qui m’intéresse le plus dans ces histoires, dans ces rencontres, c’est la musique elle-même. Comment des êtres qui ne se sont jamais vus, jamais fréquentés, peuvent en arriver à créer spontanément une musique et la rendre vivante ? Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la réponse n’est pas l’écoute, elle se situe peut-être plutôt du côté du silence, Out of Silence.

François Carrier (DR)

 
- Une de vos premières collaborations sur disque, il y a près de vingt ans, vous a réunis, Paul Bley, Gary Peacock et vous. Comment s’est déroulée cette rencontre ?

Cela faisait déjà quelques années que je souhaitais présenter un concert au Festival de Jazz de Montréal et l’occasion se présenta. On m’avait proposé un concert « carte blanche ». Mince alors ! À ce moment je connaissais à peine Gary Peacock, hormis son travail avec Keith Jarrett, pas plus que Paul Bley. Toujours est-il qu’après quelques heures de recherche, j’ai fini par rejoindre Gary Peacock, mais il était absent. Heureusement, son répondeur automatique lui a transmis le message. Peu de temps après, il a, lui aussi, tenté de me joindre, mais c’est moi qui étais absent. Édith, ma colocataire de l’époque, a répondu à son appel. Le message qu’il lui a laissé fut très sympathique. “You can tell François that this year I refused three invitations from David Liebman, Lee Konitz and … but tell him I would be honoured to play with him”. Désolé, je ne me souviens plus du troisième musicien nommé. J’ai ensuite parlé à Paul Bley qui a d’abord refusé, mais quand il a compris que Gary Peacock en était, il a changé son fusil d’épaule, mais a mis une condition. Je devais m’assurer de prendre bien soin de Gary qui, comme il me l’expliqua, le considérait comme son propre fils. Après nous être entendus sur les conditions de notre concert au Festival de Jazz de Montréal et sur un enregistrement en studio, nous avons terminé notre appel sur une note humoristique. Deux minutes après, le téléphone a sonné de nouveau et je l’ai entendu me dire : “Hey François, I forgot to tell you but I want 1000$ more for my parking since I will drive to Montreal”. Je lui ai alors répondu sur le même ton : “In that case Paul, you can stay home”. J’ai raccroché. Il m’a tout de suite rappelé en riant et a accepté les conditions premières. 

Paul Bley et son épouse Carol Gross sont arrivés à Montréal, par avion et non en voiture, la veille du concert. Quant à Gary Peacock, il a conduit sa voiture depuis sa résidence d’Upstate New York. Tous deux avaient accepté de venir au test de son en début d’après-midi, mais celui-ci ne dura pas plus de vingt minutes étant donné l’état de santé fragile de Gary. Paul m’avait demandé de lui verser son cachet avant le début du concert. J’ai évidemment acquiescé à sa demande. Quelques minutes avant l’entrée en scène, Paul m’a annonçé : “Paul Bley will not play in the first song, Paul Bley will not play in the second song”. J’ai tout de suite senti une légère nervosité qui faisait surface. Le temps venu, Michel, Gary et moi sommes entrés en scène et avons commencé le concert sans Paul. Puisqu’il se ne présentait pas pour la deuxième pièce, comme il l’avait dit, je me suis installé au piano et j’ai joué quelques notes. Tout à coup on a entendu Gary qui disait devant le public, “Hey Bley, come on and play with us !” Paul s’est approché, m’a gentiment poussé du piano et s’est mis à jouer. Le reste du concert fut mémorable.

Au cours de la session en studio du lendemain, les choses se sont encore une fois corsées. Gary a pris plus de deux heures à ajuster les fréquences de la prise de son de sa contrebasse. Il faut dire que son acuité auditive n’était plus la même que dans sa jeunesse. De son côté, Paul s’est lentement dirigé vers le piano pour le test de son, qui a duré une seule note en fait, puis il a décidé qu’il prendrait une pause. Je me suis tout de suite mis à rire à pleins poumons. Quelques secondes plus tard, je jouais les premières notes, et nous avons improvisé. Et pour la dernière pièce de l’album, j’ai choisi d’être silencieux, mais si on l’écoute avec attention, on peut m’entendre respirer.

En quittant le studio, Paul m’a fait une remarque, qu’il a peut-être servie à d’autres. “François, you can tell everyone that Paul Bley is the only pianist in the world who ever played with Ornette Coleman, Lee Konitz and François Carrier”. 

Je garde de très précieux souvenirs de nos rencontres.

François Carrier (DR)

- Parlons plus précisément de votre dernier disque, où vous enregistrez avec Alexander von Schlippenbach. Est-ce une première rencontre avec le pianiste ? Que représente-t-il dans votre univers musical ?

Je reviens sur une anecdote avec Paul Bley. Avant son départ, je lui remis mon dernier album du moment All’Alba et tout de suite il a rectifié. “No, François, that is not your last album, it is your most recent one”. Donc le disque dont vous parlez n’est pas mon dernier, mais plutôt mon plus récent. 

Le 28 avril 2022, Michel Lambert, John Edwards et moi présentions un concert showcase à l’événement JazzAhead à Brême, en Allemagne. Je décidai alors de réunir le trio pour une session à Berlin dans un studio qu’a proposé John. Sans trop réfléchir, j’ai invité le pianiste Alexander von Schlippenbach à se joindre à nous. Ce musicien a une sonorité bien à lui et possède une vaste expérience en improvisation. J’adore, entre autres, son trio avec Evan Parker et Paul Lovens, et aussi son Globe Unity Orchestra. Comme la plupart des musiciens avec qui j’ai joué ces dernières années, Alexander est entièrement dans le jeu : pas besoin d’explications ni de directives. La musique se crée d’elle-même. La musique est là, toujours là. Le musicien n’a qu’à prêter attention à ce qui se passe, sans y mettre d’intention. Pour disposer de cette attention, il doit être libre, comme le furent Coltrane, Albert Ayler, Monk et tous les autres qui ont fait briller leur lumière.

Lorsque l’on prête attention à l’ambiance, à l’environnement, au contexte, aux autres, à ce qui se dit et ne se dit pas, tout devient source d’inspiration sans que l’on ait le moindre effort à déployer. Je parle d’une attention profonde, d’une ouverture au monde.

- Votre jeu, notamment à l’alto, est reconnaissable entre tous, quelle est votre approche de cet instrument ?
 
Mon approche ? Quelle approche ? D’aussi loin que je puisse me souvenir, je n’ai jamais réfléchi à cela. J’ai soufflé dans cet instrument pour la première fois à un très jeune âge et tout de suite, ma sonorité s’est mise en place. On a bien entendu essayer de me dicter une direction et une approche, mais en vain. Inévitablement je revenais vers qui je suis vraiment. Pendant un temps, j’ai bien sûr fait comme plusieurs et imité certaines de mes idoles, mais je me suis toujours lassé très rapidement de faire « comme si ». En écoutant Cannonball, Charlie Parker et Phil Woods par exemple, j’ai compris qu’il me fallait développer ma propre sonorité.

- Globalement, quelles sont vos influences ?

Lorsque l’on prête attention à l’ambiance, à l’environnement, au contexte, aux autres, à ce qui se dit et ne se dit pas, tout devient source d’inspiration sans que l’on ait le moindre effort à déployer. Je parle d’une attention profonde, d’une ouverture au monde. On arrive à percevoir l’imperceptible, et on le sait, la musique se trouve dans l’imperceptible. En fait, tout est musique. Le musicien, l’artiste, devient l’instrument de cette musique. Lorsque je pense à quelque chose qui pourrait m’influencer ou m’inspirer, je perds de vue la musique. Je ne la ressens plus. Oui, je peux penser à une mélodie, une harmonie ou un rythme, mais rien n’est alors vivant. Il en émerge parfois quelques idées intéressantes que je note, mais auxquelles je ne donne pas suite.
 
- Vous jouez peu avec des musiciens français. Quels sont ceux avec qui vous aimeriez travailler ?

En 2008, j’ai fait le tour de la question et j’ai fini par rejoindre le fantastique contrebassiste Jean-Jacques Avenel. Il a tout de suite accepté mon invitation. Michel Lambert, Jean-Jacques et moi avons présenté cinq concerts à Victoria, à Vancouver, à Calgary, à Edmonton et à Montréal. J’ai fort heureusement enregistré tous ces concerts comme je le fais la plupart du temps. On peut entendre le concert de Calgary sur l’album Within.

- Quels sont vos projets à venir ?

Continuer. Continuer à m’exprimer par la musique et mes actions. Entreprendre plusieurs autres collaborations avec divers artistes mus par l’urgence dont je parlais précédemment. J’ai plus d’une vingtaine d’enregistrements de précédents concerts en archives. Parmi ceux-ci, deux ou trois albums sont au programme. Un coffret de trois nouveaux CD Openness sortira prochainement sur le label polonais Fundacja Słuchaj, François Carrier Ensemble featuring Tomasz Stańko, Gary Peacock and Michel Lambert, deux concerts présentés à Montréal en 2006. Des tournées européennes et japonaises sont aussi aux programmes et qui sait, peut-être pourrez-vous nous entendre en France un de ces prochains jours.