Gibert/Grenard/Acchiardi/Gauvet/Rollet
InDOLPHYlités
Clément Gibert (cl, bcl, as), Guillaume Grenard (tp, flh, fl), Mélissa Acchiardi (vib), Christophe Gauvet (b), Christian Rollet (dms)
Label / Distribution : ARFI
Pour certains, c’est un acte fondateur, un passage obligé. Pour d’autres c’est une madeleine, qui mérite mieux que du tilleul. L’album Out to Lunch du quintet d’Eric Dolphy est un disque sacré, avant d’être un sacré disque : il n’y a qu’à voir, de Willem Breuker à Aki Takase, combien de grands musiciens de jazz contemporain se sont réapproprié la ligne brisée et chaloupée de « Hat and Beard », la silhouette de Thelonious Monk dessinée par Dolphy et le vibraphone de Bobby Hutcherson. Rare sont ceux, en revanche, qui se sont attaqués à l’album en entier, à la virtuosité nerveuse de « Gazzelloni » ou au blues éreinté de « Straight Up and Down », surtout lorsqu’il est porté comme ici par la trompette pleine de limaille de Guillaume Grenard, chahuté par l’orchestre comme au centre d’un cortège qui reprend vie à mesure qu’il déambule. Il en existe deux : Otomo Yoshihide avec son New Jazz Orchestra, iconoclaste et frénétique, et cette célébration organisée par les musiciens de l’ARFI, joyeux fauteurs de troubles et d’InDOLPHYlités bien pardonnables, tant les limites du terrain de jeu paraissaient ouverts à tout vent dès 1964.
C’est a priori une sacrée gageure à laquelle se livrent le clarinettiste Clément Gibert et ses compagnons dans cette relecture libre, qui est plus qu’un jeu des sept différences. Bien sûr, sur « Hat and Beard », suivant la ligne de basse très souple de Christophe Gauvert, habitué de la Table de Mendeleiev, on se retrouve en terrain connu. Mais il suffit d’une légère inflexion rythmique de Christian Rollet à la batterie pour qu’on franchisse un univers parallèle, où la trompette de Grenard s’écharpe avec la clarinette basse sous le carillon abstrait de Mélissa Acchiardi qu’on avait eu plaisir à découvrir dans le Very Experimental Toubifri Orchestra. On est clairement dans l’univers de Dolphy, dans son sillage même, mais les musiciens de l’ARFI jouent avec les codes et poussent très loin les partis pris de Dolphy. Ainsi dans « Gazzelloni », la grande rigueur rythmique de l’orchestre se montre dans ses atours les plus crus, avec la construction complexe qui lie la contrebasse et la batterie. Clément Gibert notamment aborde cette musique en montrant délibérément les coutures, comme pour mieux s’enrichir de son indépassable modernité.
Non que les musiciens de l’ARFI s’en tiennent à une simple relecture ; ce serait mal connaître le fumet des marmites infernales. Alors dans « Damné soit le premier », joli morceau de Gibert qui signe avec Grenard les œuvres tangentielles de ce très bel album, c’est comme si la musique de Dolphy avait infusé celle des Rhône-alpins. Encore une fois la madeleine, mais davantage plongée dans la Verveine du Velay, pour lui donner du goût ! C’est dans la rouerie de ces extensions que ce niche toute la science de l’ARFI, des éclats collectifs colemaniens aux diffractions joliment kaléidoscopiques de « Out to Punch » où les motifs tracés par le vibraphone de Melissa Acchiardi, les tambours de Rollet et la trompette vaguement goguenarde de Grenard, sont autant d’indices d’une parfaite hybridation. Certains repas sont plus marquants que d’autres, et pour trouver des pauses-déjeuner aussi roboratives que cet InDOLPHYlités, il faudra longtemps se coucher de bonne heure. La madeleine, encore.