Scènes

Grands Formats sous le ciel de Nantes

La fédération du jazz et des musiques improvisées ne rend pas notre cœur chagrin.


Acoustic Large Ensemble

Comme chaque année, la Fédération Grands Formats investit un territoire pour son évènement de rentrée et son assemblée générale. Après Paris l’an dernier pour célébrer ses vingt ans, Grands Formats invitait le public à découvrir à Nantes, ville de jazz s’il en est, des orchestres de la Fédération sur la scène de la belle Soufflerie de Rezé. Alors que les nuages s’amoncellent sur la culture et son financement, ce temps annuel est l’occasion de retrouver des musiciens animés par une combativité et une certitude immuable : celle que la musique en grand orchestre est une nécessité impérieuse et une expérience collective. Avec trois formations programmées lors de ce temps fort, le panorama s’annonçait exhaustif.

Après un concentré d’émotion vécu à l’occasion de la sortie du disque, il nous tardait d’entendre l’Acoustic Large Ensemble (ALE) de Paul Jarret, propre à créer un imaginaire et à proposer une musique à la fois très sophistiquée et étonnamment légère et fluide, à la manière du sable. Pour cela, le guitariste s’appuie sur une équipe de cordes précise et subtile, notamment la violoniste Fabiana Striffler et l’altiste Maëlle Desbrosses. Alors que s’installe en quelques instants une atmosphère spectrale assez solennelle en dépit de sa grande simplicité, on apprécie la grande cohésion de l’orchestre : autour du premier cercle de cordes cornaqué par les deux contrebasses (Alexandre Perrot et Étienne Renard), c’est le second cercle de soufflants qui prend le relais. Le trombone à piston de Paco Andreo et la trompette si claire et si précise d’Hector Lena-Schroll sont ici à la manœuvre pour proposer d’autres chemins, souvent encadrés par les anches de Maxence Ravelomanantsoa et de Clémentine Ristord, remplaçante ce soir-là. D’autres déviations apparaissent dans un propos circulaire et labyrinthique travaillé dans l’infiniment petit et qui se nourrit de l’histoire de la musique écrite occidentale, de Riley à Stravinsky, de Scelsi à Tristan Murail, sans rien perdre d’une forme de spontanéité.

Acoustic Large Ensemble © Franpi Barriaux

Dans un espace délimité par une guirlande de leds, sorte de safe place de l’imaginaire qui renforce la cohésion de groupe, la nyckelharpa d’Eléonore Billy est à l’image de l’instrument, entre les espaces et les interstices, à la fois totalement libre et pleinement centrale. Pour faire circuler la musique de l’ALE, qui agit en cercles concentriques et en clusters mouvants, Paul Jarret s’appuie sur l’instrument nordique et sur une somme d’individualités capables de diriger de manière décentralisée, par triangles de musiciens, comme Bruno Ducret qui propose des orages soudains et des nuages faits de grattements profonds au cœur d’un propos devenu sibyllin. À ce jeu, c’est Maëlle Desbrosses qui apporte son talent et sa fine connaissance des grands formats pour seconder un Paul Jarret méticuleux. Une expérience remarquable qui annonce et définit pleinement le concept de musique d’Art & Essai, au centre des débats du lendemain.

Apposer un label Art & Essai aux musiques exigeantes et créatives permettrait de donner au mécénat public une raison d’être.

Le concert du lendemain est, par bien des aspects, une illustration directe de ce propos qui bruisse dans les rencontres professionnelles et que la fédération Grands Formats a fait sien : celle d’assumer une diversité unifiée par le projet commun de façonner une musique créative. À l’instar du cinéma, endosser l’idée d’une musique d’Art & Essai. Un chemin bien plus sain que de séparer les expressions musicales en divers courants arachnéens et souvent parfaitement grotesques pour complaire à une industrie qui peine à se faire des frayeurs. Apposer un label Art & Essai aux musiques exigeantes et créatives permettrait de donner au mécénat public une raison d’être, à rebours du saupoudrage erratique soumis aux aggiornamentos politiques, souvent dignes des courses de volailles venant d’être saignées. Ainsi, après une première partie consacrée aux jeunes pousses du conservatoire de Nantes, c’est le Moger Orchestra qui s’empare de l’Auditorium de la Soufflerie, salle à l’excellente acoustique.

On avait aimé le disque du Moger, et son expression sur scène emprunte les mêmes directions, avec peut-être davantage de couleurs venues de Canterbury dans le propos, sans doute liées à l’intrication des voix de Dylan James et Christelle Séry. Cette dernière, au centre de la scène, est l’attraction d’un orchestre très soudé ; geste précis et impression de simplicité nourrissent un jeu de guitare nerveux et créatif. Le lien avec Sakina Abdou, qui semble prendre un grand plaisir dans cet orchestre est évident : on paierait cher pour entendre ces deux musiciennes, récemment à la Une de notre magazine, dans un duo d’improvisation.

Moger Orchestra © Franpi Barriaux

C’est aussi la magie de ces grands formats, offrir une myriade de petites formes fugaces au sein de ces grands ensembles, ce qu’illustre parfaitement l’impeccable pupitre de cordes (Floriane Le Pottier au violon, Lydie Lefebvre au violoncelle) ou encore le triangle rythmique formé par le batteur Nicolas Pointard avec ses soufflants, Étienne Cabaret à la clarinette basse et Régis Bunel au saxophone baryton. Il y a beaucoup de poésie et de finesse dans le Moger, il s’exprime par une musique qui circule finement au gré des directions partagées et des arrangements précieux qui ne cherchent pas la performance et se saisissent au bond. Le but des évènements de rentrée de Grands Formats est d’offrir un panel représentatif et divers de la fédération ; le contrat est rempli.

Le public est très présent pour capter cette énergie.

Le dernier soir en est sans doute le meilleur exemple, avec la programmation à la Soufflerie des Suisses de l’Orchestre Tout Puissant Marcel Duchamp dirigé par le contrebassiste Vincent Bertholet, dans un contexte et un format qui conviennent totalement à la définition française, pourtant bâtarde et totalement dépassée, de « musique actuelle ». Le groupe est tout puissant, c’est vrai, avec sa construction en miroir (deux batteries, deux marimbas, deux guitares) et une ligne de front de cordes et de cuivres (notamment le bugliste Gilles Poizat) chargée de surfer sur une réelle énergie et une force de frappe qui convoquent une musique musculeuse, efficace et globalement inclassable, si tant est qu’on veuille s’y atteler. Indice : il faudra chercher un hybride entre les rodomontades punk et une furie Krautrock. Il y a des points forts, comme cette énergie insatiable qui peut parfois sembler un peu circulaire mais qui est aussi indocile et festive, particulièrement dans la relation des guitaristes avec les percussionnistes (on retiendra le nom d’Elena Beder, entendue avec Louise Knobil dans Koburo). C’est réussi et ça marche : le public est également très présent pour capter cette énergie.

En trois jours, Grands Formats a montré toute l’étendue de ses esthétiques possibles, et la capacité qu’ont les grands orchestres à toujours se renouveler.