Entretien

Guillaume Grenard

Rencontre avec un musicien opiniâtre à l’humour dévastateur.

Le trompettiste Guillaume Grenard est membre depuis plusieurs années du collectif bressan L’Arbre-Canapas. Révélé en 2010 par une interprétation étonnante de la table périodique des éléments en jouant avec la musique comme un petit chimiste, il a développé cette idée jusqu’en 2015 dans un Volume V / VI élu Citizen Jazz. Mais si Mendeleiev était chimiste, Grenard n’a rien d’un mathématicien froid : passionné de littérature, sa musique est teintée par les textes de Poe ou de Dante... Et bien sûr d’André Breton, dont il a récemment mis en musique le roman Nadja avec un étonnant sextet de clarinettes basses. Rencontre avec un musicien opiniâtre à l’humour dévastateur.

- Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

Je suis trompettiste et compositeur au sein de deux collectifs. L’Arfi et l’Arbre Canapas. J’aime la course à pied, manger des M&M’s au cinéma et porter des chaussettes dépareillées. Je crois avoir dit là l’essentiel.

Guillaume Grenard © Franck Bigotte

- Quand on est trompettiste, comment en vient-on à écrire pour un sextet de clarinettes basses ?

Il peut y avoir, et c’est étonnamment souvent le cas, une musique valable sans impliquer les cuivres et leur joie grossière et désordonnée.
De plus, on peut être musicien pour des raisons bien différentes. Pour certains, la scène est le moteur principal. Même si j’aime ça, mon Graal est ailleurs. Je préfère écrire la musique, l’entendre prendre une réalité physique en répétition et enregistrer des disques. J’ai donc eu la plus grande facilité à ne pas me recruter parmi les instrumentistes.
En l’occurrence, la création du projet fait suite à un appel d’offre de Jazz(s)ra [1] qui laissait la plus grande des libertés. La seule demande était d’éviter l’entre-soi et de créer des rencontres de musiciens. J’ai suivi la feuille de route et même un peu plus en évitant l’entre-moi.

La clarinette-basse n’est en définitive qu’une grosse flûte noire, un peu chère

- Pourquoi le choix de la clarinette basse ? Quel est le lien avec le roman d’André Breton ?

Je ne voulais pas qu’on puisse dater la musique. Cela voulait dire que non seulement il fallait m’éloigner d’un style en particulier (ce que j’essaye de faire sur tous mes projets, d’ailleurs) mais également utiliser un son un peu inédit à l’aide d’un orchestre atypique. Le choix de la clarinette s’est imposé assez vite parce qu’elle est le contraire de la trompette. La trompette est un instrument ingrat, difficile et limité. La clarinette-basse n’est en définitive qu’une grosse flûte noire, un peu chère, aux possibilités multiples et jouée par des gens raffinés (à l’exception de Clément Gibert). Et j’ai opté pour 6, parce que c’est la multiplication de cet instrument, visuellement étrange et rare, qui rend l’orchestre surréaliste.

Guillaume Grenard © Christophe Charpenel

- Y a-t-il, comme dans le roman, des « signes » à chercher, à l’instar de ceux qui ornent la pochette ?

La partition en est truffée. C’est en général de cette manière que je procède, et particulièrement dans les pièces longues. Avant d’écrire la moindre note, je construis les fondations et la structure à l’aide de symbolique, de mathématiques et de symétries. Je suis le seul à le savoir mais peu importe. Qui a conscience que les proportions de sa carte bleue sont basées sur le nombre d’or ? De toute façon, une fois ces codes et leurs cachettes installés, j’oublie moi-même assez rapidement leur existence, parce que la musique n’est pas encore là. Il s’agit seulement de l’écrin dans laquelle elle sera présentée.

- Pouvez vous nous parler de votre relation à Nadja ?

J’ai découvert le livre à l’adolescence. Une fois terminé au milieu de la nuit, je ne l’ai pas refermé et je l’ai relu en intégralité. Je ne saurais expliquer pourquoi ce livre m’a plus touché qu’aucun autre. Peu importe d’ailleurs, l’analyse nuirait sans doute à cet écho singulier. Le fait est que j’ai l’impression de connaître Léona Delcourt comme une amie chère. Je me demande souvent ce qu’elle aurait pu devenir, même si je connais la réponse à cette question. Sinon, je vais bien et je n’ai pas d’ami imaginaire habillé en orange avec un chapeau cylindrique vert d’eau qui me parle à l’oreille pour se moquer des gens ridicules. Non, je n’en ai pas.

- C’est le personnage de Nadja qui est musical, ou est-ce le doute existentiel qui gagne le roman qui ouvre la voix à l’improvisation ?

C’est le personnage, assurément. Par son humanité, son iconoclastie, son romanesque et sa grâce, Nadja porte tout l’intérêt du livre et par voie de conséquence la musique. André Breton, qui se met en scène de manière peu avantageuse n’invite, lui, guère au lyrisme.

Guillaume Grenard © Christophe Charpenel

- Comment compose-t-on autour d’un livre ?

Le livre ne comporte aucune description. Breton les a remplacées par des dessins ou des photographies. L’idée est donc de mettre la musique sur le même plan, dans un esprit impressionniste et illustratif. Une bande originale du livre à écouter pendant la lecture, en somme. Ce n’est évidemment pas la seule approche compositionnelle possible. J’emprunte deux voies tout à fait différentes actuellement dans deux autres projets. Le premier autour d’une nouvelle d’Edgar Poe pour un autre sextet et le second sur l’Enfer de Dante en solo.

Je suis bluffé par leur aptitude à se glisser dans le son du groupe aussi facilement que Kennedy dans le lit de Marilyn.

- Les musiciens qui vous entourent sont tous membres de collectifs Rhône-alpins : il y a un nid de clarinettistes basse ?

Il faut croire, oui. J’ai eu beaucoup de chance d’avoir eu ces six musiciens magnifiques à mes côtés sur cette partition. Former un groupe est une délicate alchimie. Tant musicale qu’humaine. Le danger de ce genre de formation où tout le monde joue du même instrument est de tomber dans les batailles d’ego et le ridicule du concours de celui qui a la plus longue (tout à fait inutile, c’est moi qui ai la plus longue).
Autin, Chagnard, Gibert, Mandel, Nallet et Saby sont à des années-lumières de ce genre de comportement. Je suis encore bluffé par leur aptitude à la fois, à chacun affirmer une musique, une sonorité un discours tout à fait singulier, et à se glisser dans le son du groupe aussi facilement que Kennedy dans le lit de Marilyn.

- Vous êtes vous-même membre du collectif L’Arbre-Canapas, est-ce que cet engagement en collectif est important ?

Les regroupements de musiciens se développent beaucoup depuis les dix dernières années. Cela n’en fait pas des collectifs pour autant. D’ailleurs, très peu en sont réellement. La plupart sont des compagnies, des boîtes de prod ou des coquilles administratives destinées à crédibiliser des demandes de subventions, mais il est vrai que le vocable « collectif » sonne mieux dans le milieu artistique.
Un collectif, c’est d’abord une réunion autour d’un projet artistique commun et ensuite une implication égalitaire de tous ses membres dans la gestion quotidienne de l’association et dans les prises de décision.
Sans chef, donc.
L’Arfi fonctionne de cette manière depuis bientôt 40 ans. L’Arbre Canapas a été une compagnie pendant 10 ans, dirigée par Sylvain Nallet et Gérald Chagnard avant de n’évoluer en collectif que très récemment.

Guillaume Grenard © Christophe Charpenel

- Que représente-t-il dans une ville comme Bourg-en-Bresse et dans un territoire comme l’Ain ?

Pas grand-chose à vrai dire. Nous sommes sur le même plan que n’importe quelle association culturelle de la ville telles que l’association sportive automobile Bresse Bugey, l’association des parents d’élèves du groupe scolaire Lazare Carnot ou l’association Lémanique de Sophrologie dynamique. Ce qui est normal et peu surprenant au demeurant.
Mais de la même manière, en ce qui me concerne, je n’ai pas plus d’intérêt pour cette ville que pour une autre. Je n’y réside d’ailleurs plus et l’Arbre Canapas pourrait être basé à Brest ou Guéret que ça ne changerait rien à notre musique. Enfin, Guéret, non, c’est quand même la ville la plus moche du monde après Pontarlier.

La pratique de l’improvisation dite « libre » aboutit bien souvent à des résultats attendus pour peu que l’on connaisse un peu le musicien. Certains font d’ailleurs toute une carrière avec la même improvisation.

- Avec La Table de Mendeleiev, vous utilisiez comme pour Nadja un support pour l’improvisation. Pouvez vous nous parler de cette démarche ?

J’ai une vision de l’improvisation sous contrainte. Parce que la contrainte est stimulante intellectuellement et est source de créativité, de surprise et de nouveauté. La pratique de l’improvisation dite « libre » aboutit bien souvent à des résultats attendus pour peu que l’on connaisse un peu le musicien. D’une part parce que les mêmes causes produisent souvent les mêmes effets et d’autre part parce que beaucoup d’improvisateurs sont en fait des compositeurs qui développent et affûtent la même pièce « improvisée » sur plusieurs années. Certains font d’ailleurs toute une carrière avec la même improvisation. C’est une vision qui est tout à fait respectable mais qui m’ennuie assez vite. C’est pour cette raison que je balise même les passages improvisés dans mes compositions.

- Peut-on dire que vous êtes un musicien « cartographe » ?

Oui. C’est d’ailleurs ce qu’ont en commun les musiciens de l’Arfi et de l’Arbre Canapas. Cartographes dans le sens où nous ne nous sédentarisons pas dans une esthétique ou une zone de confort (on ne nous laisserait de toute façon pas faire. Les aires d’accueils de gens du voyage musical ne sont ni plus nombreuses ni plus accueillantes).
Cartographes dans le sens où nous cherchons des passages, des chemins entre des univers, des arts ou des esthétiques voisins ou éloignés.

Guillaume Grenard © Christophe Charpenel

- Grâce à vos projets, on connaît vos goûts littéraires et votre intérêt pour les classements périodiques, mais pouvez-vous nous parler de vos influences musicales ?

J’écoute de la musique de manière compulsive, mais mes « pères fondateurs » sont Carla Bley, Henry Threadgill et John Zorn. Parce que je les ai écoutés jeunes, qu’ils m’ont formé par leurs disques et que personne ne vient de nulle part. Cependant, s’il est possible de reconnaître dans ma musique quelques-uns de leurs accents, j’en reste prudemment éloigné. Parce que singer les artistes que l’on aime est voué à l’échec. Mes vraies influences sont les gens avec qui je joue, parce que c’est pour eux que j’écris.

- Quels sont les projets à venir ?

Plusieurs projets en 2016. Dans un futur très proche il y a l’enregistrement du nouveau CD de la Marmite Infernale tiré du spectacle « Les Hommes, Maintenant » que nous avons créé avec Jean-Paul Delore, suivi de quelques concerts.
Toujours du coté de l’Arfi, en mars, tournée en Finlande, Estonie et Lettonie du trio Les Incendiaires (avec mes camarades Olivier Bost et Eric Vagnon) et le Ciné-Concert Mr Méliès et Géo Smile (les mêmes + Damien Grange et Jérôme Lopez).
A la fin de l’année arrivera DarkPoe, un spectacle que je monte avec une équipe réjouissante et inédite : Géraldine Keller, Xavier Garcia, Clément Gibert, Nicolas Pellier et Jean-Marc François. Le récitant sera Michael Lonsdale.
2016 devrait aussi voir tourner Le pirate noir, ciné-concert en trio de l’Arbre Canapas avec Thibaut Martin et Eddy Kowalski.
Pour finir, et seulement si j’ai le temps, sortira en téléchargement intégral gratuit et légal, mon second solo : L’enfer de Dante, fantaisie pour douze débauchés.

par Franpi Barriaux // Publié le 28 février 2016

[1Structure de promotion du jazz en Rhône-Alpes, NDLR.