Chronique

La Table de Mendeleïev

Volume V / Volume VI

Guillaume Grenard (tp, comp), Fred Meyer (g), Christophe Gauvert (b), Thibault Martin (dms)

Label / Distribution : L Arbre-Canapas

Du côté des collectifs qui régénèrent en permanence le jazz hexagonal, la Région Rhône-Alpes est certainement la mieux dotée. Voisinant avec l’ARFI ou le Grolektif, l’Arbre-Canapas bâtit depuis dix ans des chemins musicaux de traverse autour de Bourg-en-Bresse, sa terre d’élection. Parmi les nombreux groupes venus de l’Ain, de L’éléfanfare à La Corde à Vent, on trouve aussi un étonnant quartet qui a fait de la physique-chimie un langage musical à part entière autour du trompettiste Guillaume Grenard. En 2010, La Table de Mendeleïev avait surpris avec un premier disque, Atalanta Fulgens, par son approche mathématique du Classement Périodique des Eléments rapporté à la musique improvisée. Après deux albums prometteurs, diffusés en téléchargement sur le site du collectif, pour cette musique ambitieuse mais parfois rigoriste, l’orchestre publie avec ce Volume V/Volume VI un double album qui tient de la chimie pure.

Il y a tout d’abord l’humour dévastateur qui explique à chaque morceau la nature atomique de la matière mise en musique, comme cet Iridium (« 77Ir ») qu’on doit habiller différemment du Platine pour le reconnaître. La contrebasse de Christophe Gauvert évolue subrepticement au milieu des atomes de ce métal de transition dans un univers où le souffle de la trompette et le frottement de la guitare de Fred Meyer (Libre(s) Ensemble) font songer au compteur Geiger. Son usage est d’ailleurs recommandé au milieu de toutes ces substances radioactives comme le redoutable Strontium (« 38Sr ») et cet éclatant dialogue entre la guitare et la trompette. Contrairement au premier album, où les numéros atomiques s’enchaînaient sans souci affiché d’imprimer une démarche, le double album permet à la matière de s’épancher. Très vite, dans les riffs de rock de Meyer à l’orée de « 45Rh » ou de « 92U » où le drumming cogneur de Thibault Martin lui répond, des combinaisons très cohérentes s’organisent. Comme les tubes à essai du chimiste russe, les compositions de Grenard contiennent de savants alliages et de détonants mélanges.

Du métal contondant qui joue avec une polyrythmie aventureuse sur les matières appartenant aux Actinides (« 89Ac ») aux moments plus sensibles ou l’archet de Gauvert et les cymbales de Martin ouvrent la route à des improvisation plus libres (« 43Tc »), des liens se tissent entre les atomes qui permettent de se déplacer avec aisance sur cette table périodique. Avec le Lutecium (« 71Lu »), Grenard s’amuse à démonter puis remonter le standard « Over The Rainbow » dans un ordre tout personnel, et on comprend que cette musique moléculaire n’en est qu’à ses prémices. Il reste, en effet, de nombreux éléments à mettre en musique ; et puis on peut imaginer que l’influence revendiquée de Braxton pousse Grenard à voyager lui-même entre les cases, entre les langages, pour créer des fusions inédites. Telle est l’enthousiasmante impression qui saisit l’auditeur à l’écoute de ce double album, lequel sait par ailleurs garder sa part d’étrange, à commencer par les titres de chaque disque : Livre des vers, serpents, araignées, crapauds, cancres et Livre des taches qu’on porte à la naissance. Voilà qui respire le vieux grimoire de magie noire. L’alchimie parfaite entre l’étrangeté des mixtures et le rationnel scientifique de cette Table de Mendeleïev formule un disque très abouti, à conseiller vivement.