Scènes

INTL Jazz Platform en grand écran 🇵🇱

12e édition d’Intl Jazz Platform, pépinière du jazz à Łódź, en Pologne.


Photo © Mikołaj Zacharow

Avec stages, conférences et concerts, le principe d’Intl Jazz Platform est toujours de fédérer et inspirer de jeunes musiciens professionnels - ou en passe de le devenir - autour de musiciens plus expérimentés appelés mentors. Dans le même temps, un panel international de professionnels du secteur se réunit pour échanger sur des questions de fond. Enfin, chaque soirée est l’occasion de se réunir autour de concerts au sein des locaux ultra-équipés de la fondation Wytwórnia.

Le thème annuel, ou le programme dans le programme, était Better Live, nom du projet cofinancé par Europe Créative (l’UE) qui met en œuvre tournées, partenariats et coopérations entre acteurs européens du jazz sur neuf territoires. Cette plateforme polonaise et internationale en est une image de réussite, car après une décennie d’existence, son succès et sa reconnaissance ont dépassé de loin les formats initiaux.

Karolina Juzwa, fondatrice du projet, le révèle : « Cette plateforme a été conçue comme un atelier pour jeunes musiciens polonais, proposé au cœur de l’académie estivale de jazz qui se déroule en juillet et août à Łódź. Elle s’est développée au-delà des espérances et des frontières polonaises, révélant un potentiel d’influence et d’attraction dont nous nous réjouissons. ». Si 90% des participants étaient polonais en 2013, ils sont aujourd’hui 10%. En effet, les 300 jeunes professionnels inscrits cette année viennent de 17 pays. Cinquante d’entre eux ont été sélectionnés et répartis en cinq groupes avec une proportion de femmes atteignant 35 %.

Les mentors 2024 sont la saxophoniste et compositrice Signe Emmeluth, la pianiste et artiste interdisciplinaire polonaise Joanna Duda, le bassiste américain Nick Dunston (pour la deuxième année consécutive), le guitariste français Marc Ducret et le batteur allemand Christian Lillinger. Toutes et tous ont découvert au dernier moment qui serait leur mentor. À l’issue de cinq jours de travail - des cours sous forme libre appelés « Creative sessions » - chaque ensemble produit un concert.

INTL Jazz Platform - group photo © Mikołaj Zacharow

Tout ceci se passe à Wytwórnia, fondation née il y a 30 ans et qui abrite un club de jazz. Il s’agit aussi, si l’on dézoome, d’un complexe de production de films et de télévision qui regroupe des bureaux de production, des studios de cinéma (la ville de Łódź est surtout connue pour son illustre école de cinéma), utilisés ici comme salles de répétition et de concert. Inspiration hors normes. On se dit qu’à Łódź, tout est gigantesque : la ville, les distances, les espaces de travail, mais aussi l’attention accordée à la musique et à ses représentants.

Les soutiens financiers à culture vont évoluer au vu des changements politiques et des virages très serrés à droite de certains pays de l’Union.

Car une délégation de 60 professionnels s’ajoute au groupe d’artistes. Ils viennent de toute l’Europe pour réseauter et débattre. Puisque Better Live – sous-titré « Pour une circulation plus durable et écologique des musiciens en Europe » –, est le thème de l’année, les échanges s’articulent autour de l’empreinte carbone, de mobilité et des défis écologiques auxquels l’industrie musicale fait face. Chaque acteur est pétri de paradoxes liés à sa position territoriale et aux politiques locales ou nationales en la matière. Tout est une question de volonté, mais aussi de moyens. Tous sont conscients que les soutiens financiers accordés à culture vont évoluer au vu des changements politiques au sein du Parlement européen et des virages très serrés à droite de certains pays de l’Union.

L’idée est donc, dans un premier temps, de parler des partenariats qui fonctionnent et d’en inciter de nouveaux. Aux porteurs de projets tels que Victoria, scène nationale de jazz d’Oslo (qui organise maintenant sa propre plateforme inspirée de la polonaise), au Bimhuis à Amsterdam où au Périscope à Lyon, s’ajoutent de nouvelles initiatives du nord (Livelab à Tampere), au sud (The Cluster en Grèce et Plataforma jazz dans le sud de l’Espagne). Les représentants listent les mesures prises à la fois dans la construction d’une programmation qui évite les “concerts isolés” mais aussi dans les choix concrets qu’adoptent les salles (panneaux solaires, nourriture végétarienne, isolation, interdiction du plastique, réduction drastique des supports imprimés …)

Pour les musiciens, les défis sont aussi palpables. Les points de vue sont multiples. Entre ceux qui croient (encore !) au disque et œuvrent pour une fabrication et une distribution écologique, et ceux qui sont passés au tout numérique, le divorce semble acté. Mais les questions qui les taraudent toutes et tous concernent les tournées et leur coût écologique, les instruments et les logiciels, leur réparation, leur renouvellement et la nécessité de les amener sur la route. Gwendolen Sharp, fondatrice de The Green Room, me fait part du poids qui pèse sur de jeunes musiciens plus politisés que leurs aînés et du découragement qui peut en découler. Les disparités territoriales sont réelles : entre un groupe du nord de la Norvège et un autre basé en Suisse, les possibilités de tournés internationales bas carbone (mobilité douce, déplacements en train) ne sont pas les mêmes. Ainsi, pour favoriser un réseau plus inclusif et écologique pour les musiciens, programmateurs et promoteurs doivent tenir compte des spécificités.

INTL Jazz Platform - Travaux en groupe « transition ecologique » © Mikołaj Zacharow

Du côté des concerts, la part belle a été donnée à la scène norvégienne. Il s’agit d’un pont artistique cultivé depuis des décennies. Le duo Haalver, Emilia Gołos (voix et piano) and Szymon Wójcik (elg), nous a invités à une transe douce, plus bruitiste que mélodique, faite de nappes sonores et de ruptures, avant une bataille beaucoup plus nerveuse et finalement jazz, entre hip-hop et electronica, orchestrée entre Niels Bros et Jamie Peet. Ces deux-là n’en sont pas à leurs débuts.

Erlend Apneseth Trio non plus. Pour « Collage », ils ont convié la chanteuse Maja Ratkje. Le groupe est une référence de la musique post-folk, pourtant ce qui se passe sur scène dépasse toujours les attentes. Le concert, moins sombre que l’album, démontre la minutie et l’incroyable degré d’écoute entre Stephan Meidell, à l’électronique et à la guitare, Apneseth au violon – fameux Hardanger fiddle – et Øyvind Hegg-Lunde aux percussions. Le jeu de ce dernier est si inventif qu’il rend la musique palpable. Ratkje, qui maîtrise l’art de trouver des interstices et de les infiltrer, transforme l’assemblage en une alchimie haut de gamme.

Le contrebassiste Ole Morten Vågan a œuvré des années pour que INTL Jazz Platform existe. Il présente Mirror Image, son octet. Vågan a l’art de diriger des ensembles tout en excellant en tant qu’instrumentiste. La diversité de ses inspirations étonne. Et surtout, sur scène avec lui, tout le monde sourit. Il permet à Signe Emmeluth d’exprimer son explosivité. Le lendemain, elle en donne une nouvelle preuve avec son quatuor Amoeba. Le rythme est intense mais la connivence de l’altiste avec son groupe, acquise depuis sept ans, lui permet de placer ses plus beaux phrasés. Les sons de guitare du flexible Karl Bjorå apportent un fini parfait. La Danoise-Osloïte fête ce soir-là ses 32 ans et c’est une fête partagée, tant elle sidère par sa maturité.

Les notations, les instructions, ne sont PAS la musique. La musique, c’est ce que vous, musiciens, inventez.

Dans la même catégorie, le groupe Skultura de l’Américain Nick Dunston convainc en quelques secondes par son énergie extraordinaire. Il s’adjoint les services de l’impeccable Christian Lillinger à la batterie, ce qui confère de la souplesse à une rythmique conçue par le contrebassiste new-yorkais comme une machine de guerre. Pacifiste évidemment. Sur ce terrain, les solistes pétillent, tel le saxophoniste follement rétro Eldar Tsalikov et la chanteuse toujours palpitante Cansu Tanrıkulu. Dunston a une approche généreuse de la musique. Il l’a rappelé lors d’une session matinale en ces mots : « Souvenez-vous que les notations, les instructions, ne sont PAS la musique. La musique, c’est ce qui se passe sur scène, c’est ce que, vous, musiciens, inventez. Pas ce que j’ai composé ! », avant d’improviser une direction collective des cinquante musiciens, tout en signes et mouvements, à la Butch Morris, qui restera dans les mémoires.

Les concerts de fin de stage ont lieu dans une salle dont les dimensions impressionnent tout comme la taille du public curieux et de toute évidence à l’affût de nouvelles pousses. Comme chaque année, chaque groupe a 15 minutes pour délivrer une pièce modulée selon l’expérience vécue et les directions trouvées. Certains mentors partagent la scène par solidarité. Cette musique vient d’un collectif dont ils font partie.

C’est le cas de Signe Emmeluth et Marc Ducret dont les yeux pétillent d’admiration au moment de distribuer les cartes. On découvre la jeune chanteuse slovène Veronika Kumar, à la dramaturgie maîtrisée, la vibraphoniste danoise Viktoria Holde Søndergaard – Ducret précise qu’« elle a tout » – et le trompettiste Peter Wallem Anundsen, soliste affirmé. Dans le groupe coaché par Joanna Duda se sont deux « Sol » qui ont brillé. Le Français Sol Léna-Schroll, impeccable et solide — son duo Cycles avec le pianiste Clément Mérienne a cette année été repéré dans le dispositif Jazz Migration — et la pianiste hollandaise Sol Jang qui apporté un supplément d’âme et de décontraction bienvenu. Dans le groupe de Nick Dunston, on retient la maîtrise des deux batteurs, le Français Antonio Barcelona et le Polonais Piotr Szałajko, qui ont encaissé avec grâce les directions d’un mentor tout feu tout flamme en coulisse.

Concert final du groupe dirigé par Signe Emmeluth © Mikołaj Zacharow

Les mots de la fin sont donnés à Marc Ducret, qui assumant son expérience et « [s]on grand âge (sic) », rompu à ce genre d’événements, s’est avéré pédagogue rythmicien admiratif du niveau des participants : « Ce qui compte, c’est ce que les participants ont créé et appris, c’est en eux pour toujours. Il n’y a en réalité aucune hiérarchie entre mentor et participant. Pour créer ensemble, il faut compter les uns avec les autres. Le but de ces cinq jours n’est pas de créer des leaders. J’ai appris autant qu’eux et le niveau musical et technique était exceptionnel. Ces jeunes sont plus que prêts à se produire et à contribuer au rayonnement de la scène jazz mondiale. Ils sont la scène d’aujourd’hui. »