Chronique

Ibrahim Electric Meets Ray Anderson

Again

Ray Anderson (tb), Niclas Knudsen (elg) Jeppe Tuxen (org), Stefan Pasborg (dm)

Label / Distribution : Stunt Records

Ray Anderson est un tromboniste né à Chicago en 1952 qui, parfois, quand il ne vocalise pas, s’empare d’un tuba. Il remplaça son ami de lycée et concitoyen, George Lewis, au sein du quartet d’Anthony Braxton en 1977 et nourrit depuis de nombreuses années une fructueuse collaboration avec ces figures de l’avant-garde que sont Mark Helias et Gerry Hemingway au sein du trio BassDrumBone.

Ces quelques élément de biographie pourraient aisément faire croire que ce musicien est un défricheur parcourant les austères contrées de l’avant-garde. Seulement voilà, celui qui a joué aussi avec le Rivbea Orchestra de Sam Rivers et le quintet de David Murray, ainsi qu’avec le quartet de Louis Sclavis, est également le garçon qui a fondé un groupe de funk, les Slickaphonics, avec lequel il a longtemps tourné, notamment dans les grands festivals européens et dont le batteur Jim Payne, icône du « funk drumming » n’est autre que le producteur des meilleurs albums du célèbre trio Martin, Medeski et Wood ! Et c’est ce même tromboniste que nous retrouvons aujourd’hui en compagnie d’un trio danois qui place son travail sous le signe du jazz certes, mais aussi du rock, de l’afro et… du funk - ce qui tend à prouver que nous serions, avec cette rencontre américano-danoise, plutôt du côté de la nécessité que de celui du hasard.

Le rapide examen du pedigree de nos trois Danois le confirme. Penchons-nous sur le cas du batteur, Stefan Pasborg, qui, bien que jeune trentenaire, est le plus avancé dans la carrière ; il est déjà couvert de lauriers et on se souvient du formidable Toxikum paru chez Ilk en 2003, où brillait un Marc Ducret aussi à l’aise, libre et explosif qu’au sein de son trio. (Ce disque était remarquable à bien des égards, et la chanteuse Camille a dû l’écouter car une des plages était introduite par des barbotements et des coin-coin ce qui éveillera des souvenirs chez les fans de Music Hole…) Mais quittons les canards et revenons à nos moutons, en l’occurrence le trombone, instrument qu’on pouvaitt entendre, quoique discrètement, plus comme apporteur de couleurs que comme soliste, sur la dixième plage de ce Toxikum, l’emploi de cet instrument étant insolite, dans un opus aussi post-moderne, urbain et électrique. Par ailleurs, et pour en finir avec ce disque (dont la qualité justifiait une longue évocation), on se souviendra du côté exubérant et joyeusement fantasque du co-leader, le souffleur lituanien Liudas Mockunas. Sur ce disque un peu foutraque on trouvait peu de traces de funk mais une grande modernité, une diversité d’atmosphères, un travail sur le son via la recherche de couleurs inédites…

Il apparaît donc qu’au moins deux des musiciens de ce disque aiment le risque, l’exploration, la nouveauté, et sont des créateurs, tout en ayant un pied dans les musiques binaires et dansantes… Le plus modeste élément de notre triptyque scandinave est Jeppe Tuxen qu’on trouve ici derrière un orgue Hammond auquel il ne dédaigne pas d’appliquer de nombreux effets. Pas encore, semble-t-il de disque en leader, pas de composition créditée. Parmi ses expériences récentes, on trouve des participations à des groupes de pop-rock danois dont celuis de Rasmus Nǿhr en compagnie d’un certain Niclas Knudsen

Si le tromboniste et le batteur sont les deux pointures qui retiennent d’emblée l’attention, il ne faudrait pas reléguer ledit Knudsen, guitariste, dans une ombre qui ne sied pas à celui que la pochette du disque crédite de sept des huit compositions. Ce crédit cependant à provoqué un haussement de sourcils à Citizen Jazz puisque la première plage, soi-disant knudsienne, n’est autre que « Funkorific » qui est pourtant de Ray Anderson, excellente composition apparue sur le disque éponyme paru chez Enja en 1998, avec une composition d’orchestre très proche, l’ajout d’une basse étant la seule différence (l’orgue y étant sobrement mais magnifiquement tenu par Amina Claudine Myers)… Il est à craindre que le rédacteur de la pochette n’ait confondu compositions et arrangements, ceux-ci étant effectivement du guitariste danois, mais passons. L’important est que ce projet soit essentiellement écrit par Knudsen, qui fit ses armes à la prestigieuse Berklee School, et qu’on a déjà vu au sein de groupes menés par Dave Liebman ou Adam Nussbaum. C’est un personnage intéressant, d’un éclectisme époustouflant puisque, outre ses activités rock et jazz, il participe régulièrement, sur des instruments « ethniques », à des concerts de musique indienne ou cubaine, et qui est donc l’auteur de six des huit titres de cet Again.

Le nom de cet album l’indique, cette rencontre avec Ray Anderson a déjà eu lieu ; elle a d’ailleurs donné un enregistrement publié par Stunt en 2005. C’était aussi un live dans la même bonne ville de Copenhague. Aucun des thèmes de cet enregistrement initial ne se retrouve ici. En revanche cinq des huit titres sont repris du précédent album en trio, Absinthe, ce qui offre au chroniqueur la perspective d’intéressantes comparaisons et incite à l’écoute.

On commence par « Funkorific » : au début, on se dit que ce funk n’a rien d’horrifique, jusqu’à l’entrée en scène du souffleur : l’unisson avec la guitare électrique provoque un curieux mélange qui donne à la sonorité déjà très robuste et cuivrée du trombone une couleur éclatante de cor de chasse. Cet énorme son n’est pas le fait du hasard mais d’un bricolage de la clé de pouce de l’instrument qui permet d’en élargir la tessiture et, semble-t-il, d’en grossir le son. Formidable entrée en matière qui permet d’admirer l’évidence de la formule et son fonctionnement huilé : une rythmique ultra-énergique avec une ligne de basse moins basique que celles souvent proposées par le pédalier des organistes, drumming urgent, viscéral mais cependant très raffiné, exubérance du trombone, sorte de gros et jeune toutou, tout fou, plein de joie et pataud, qui renverse tout sur son passage, et savoureux contraste quand le toutou se couche sur son tapis pour laisser les projecteurs se braquer sur le guitariste, qui sait construire un solo en le commençant dans la retenue, pour le terminer dans la braise. On aurait aimé être dans la salle et faire partie de ce public qu’on devine jeune, souriant, criant, bougeant, trépignant quand Stefan Pasborg se fend à son tour d’un solo qui ne laisse jamais retomber l’élan enthousiasmant du morceau.

Sur « Splash » la deuxième plage, plus de trace du gros toutou pataud ! Peut-on jouer du trombone le sourire aux lèvres ? La réponse de Ray Anderson est oui ! Quel enjôleur, cet Américain ! Humour et clin d’œil sur cette grille de blues à peine démarquée du « Green Onions » de Booker T & The MG’s, jouée avec une lourdeur volontairement parodique. On pouvait déjà entendre ce « Splash » sur Absinthe. Le rôle de soliste y est assumé par la guitare et par l’orgue d’une manière bluesy beaucoup plus conventionnelle, agréable, énergique mais pratiquement inécoutable une fois qu’on a goûté à la saveur qu’y apporte la virtuosité rigolarde de Ray Anderson et l’énergie irradiée par le public.

Si « Red Room » est un intermède assez quelconque tenant de la musique de salon, avec « Lobi », autre titre tiré d’Absinthe, on respire un parfum d’Orient, dû sans doute au goût de Niclas Knudsen pour les explorations ethniques (voir l’énigmatique nom du groupe). Un « Arabian Boogaloo » entendu sur Absinthe creusait déjà cette veine. C’est donc d’Orient qu’il s’agit, mais un Orient bien groovy, motorisé par la grosse voix du trombone qui, une fois de plus, fait dans le déjantage et l’extraverti, cet homme n’étant décidément pas capable de rester sérieux plus de deux minutes, pour le plus grand plaisir du public.

Ce public, parlons-en. Il vient jouer le rôle du cinquième homme sur « Blue Balls » en ajoutant ses claquements de main au solo du tromboniste, parti dans une escapade funky au milieu de ce blues bien basique, introduit de manière savoureuse par la guitare un peu « dirty » de Knudsen. Et il récidive en reprenant a cappella, comme un seul homme, le thème conclusif, « Absinthe », né de la plume du batteur Stefan Pasborg.

Alors ? dira-t-on, et l’avant-garde, l’exploration tumultueuse dans tout ça ? On aura compris qu’on en trouve peu de traces, hormis peut-être sur « Split It », qui tranche par quelques moments d’errance. Ce disque vaut plus par son énergie entraînante, son groove omniprésent à travers la variété des rythmes et le plaisir évident et communicatif des musiciens que par son audace. Again prouve qu’en ajoutant à leur trio le trombone ravageur d’Anderson, les Danois ont trouvé la bonne formule. On se permettra de trouver plus attachant le premier disque issu de cette rencontre, capté paraît-il lors du tout premier concert, avant lequel le tromboniste n’avait pu répéter avec le groupe : on y trouvait sans doute une écriture plus recherchée et plus d’originalité, mais déjà le témoignage de cette exubérance qui fait de cette formation une inégalable bête de scène. Quoiqu’il en soit, de la musique de divertissement comme ça on en redemande !