Chronique

István Grencsó

Trio Kontraszt

István Grencsó (ts, fl, bcl), Stevan Kovacs Tickmayer (p, cla, celesta), Tamás Geröly (dms, perc)

Label / Distribution : BMC Records

Plonger dans le triangle du Danube formé par les musiciens du Trio Kontraszt, c’est s’immerger avec délectation dans l’histoire de la musique improvisée et du jazz en Hongrie avant la chute du mur. Cette histoire est riche et polymorphe. Née dans les années 80, la formation réunie autour d’István Grencsó avait disparu au début du siècle. Le saxophoniste a entraîné dans son Kollektiva, devenu plus tard Open Collective, toute une génération de musiciens séduits par ce réjouissant maelström où se croisent des sédiments de Coleman ou de Kirk comme celles des musiques traditionnelles hongroises ; en témoigne son récent Síkvidèk ou sa collaboration avec Lewis Jordan.

De son côté, le pianiste Stevan Kovacs Tickmayer, élève du compositeur György Kurtág, s’est illustré auprès du chorégraphe Josef Nadj mais aussi de divers ensembles contemporains après avoir été l’une des figures du rock naissant des années post-soviétiques. Quant à Tamás Geröly, le batteur, c’est un véritable trait d’union entre les univers des deux comparses, comme il le fait depuis plus de quarante ans sur la scène jazz de son pays. Ces forces pourraient paraître antagonistes, mais elles s’harmonisent à merveille sur « Ostinato Barbaro », le sommet de l’album. Tickmayer y rumine une phrase agressive que Grencsó balaie d’une rage sourde, appuyé par une batterie insatiable. Pourtant, peu à peu, dans les profondeurs des basses du piano, un thème qu’on croirait droit sorti de Bartók canalise une énergie infrangible. Après tout, Contrastes est aussi une œuvre du maître dédiée à Benny Goodman… Le clin d’œil est ici lourd de sens.

L’équilibre trouvé par le trio se traduit par des morceaux courts, râblés, instantanés, à l’instar de ce « Fragment III » où les clés de la clarinette basse rythment quelques secondes d’un échange à fleur de peau entre les cordes du piano et les percussions versatiles. On passe par de nombreuses émotions miniatures. Le ténor se fait plus impénétrable pour envelopper l’orgue dans la douce poésie de « Slow Street ». Ce morceau résonne comme un dernier hommage à György Szabados, figure tutélaire de la musique improvisée magyare qui fut le professeur de ces trois-là. C’est d’ailleurs à l’occasion de sa mort, en 2011, que le trio s’est reformé, et a poursuivi l’aventure jusqu’à cet album. C’est là, sans doute, que réside le contraste : entre mémoire omniprésente et parfois lyrique (« Hoping/Reménykedés ») et volonté d’avancer sans entrave, quitte à s’entrechoquer (« Fragment VI »). On retrouve ici le goût de Szabados pour l’urgence. Ce disque l’exprime par des fragments coupants comme le verre, tel ce « Fragment IX » où l’on ne peut plus distinguer les sifflements des anches des frottements de caisse claire au cœur du tangage d’un piano préparé ; il peut, au contraire, l’exprimer par le flot lancinant et inexorable de « Bird Lover », où la flûte alto de Grencsó a des allures de kaval [1]. Cette musique est une nouvelle fenêtre ouverte sur la scène hongroise. S’y engouffrer, c’est inspirer une bouffée d’air frais.

par Franpi Barriaux // Publié le 23 février 2015

[1Flûte traditionnelle d’Europe centrale.