Scènes

Jazz à Vannes 2015

36ème édition, mercredi 29 juillet


Photo © M. Parque

36 ans pour Jazz à Vannes. Comme Marciac et Coutances, à cet âge de raison, il convient de comprendre mais surtout de renouveler un public à la fois demandeur de « grands noms » et à l’affût de découvertes. Le choix du violoncelliste Vincent Segal comme invité d’honneur illustre une volonté d’accorder les générations entre lesquelles l’écart se creuse sur ces festivals chevronnés. C’est également en ce 29 juillet que se produit une jeune tête d’affiche témoignant d’un jazz à la fois mainstream et exigeant, Roy Hargrove.

Vincent Segal est présenté comme le symbole d’une musique plurielle, teintée de couleurs actuelles (folk, pop, electro, rock) et de déférence envers les musiques traditionnelles. Issu du conservatoire de Lyon, il a su, en effet, jeter des passerelles entre, d’une part, les univers de Ballaké Sissoko, Salif Keita, Sting, Lhasa ou Bashung, avec qui il a collaboré, et d’autre part l’improvisation ; il est parfois là où on ne l’attend pas, comme avec Bumcello, le duo atypique qu’il forme avec Cyril Atef. Comment s’y prend-il ? Le plus simplement du monde : en plaçant l’écoute au centre de chacune de ses prestations, et en faisant fructifier les interstices entre les différents modes de jeu.

Segal a ainsi ouvert le festival au Château de Suscinio avec Rhythm Alchemy, une création faisant intervenir huit musiciens autour des percussions de l’Iranien Keyvan Chemirani, dont le groove a emporté les heureux spectateurs. Il a ensuite joué dans les quartiers, le musée des Beaux-Arts de la ville de Vannes, répondu à maintes sollicitations et finalement rencontré tous les publics, séduits par son rapport méticuleux aux musiques de tous horizons. Aussi, c’est visiblement satisfait et ému et que Vincent Mahey, directeur artistique du festival, présente la dernière représentation du violoncelliste en cet après-midi du 29 juillet, après un marathon de cinq jours : un duo 100% acoustique, dans un Auditorium des Carmes plein à craquer, avec son ami chanteur et guitariste Piers Faccini.

Piers Faccini et Vincent Ségal par Michael Parque

Parce qu’il accorde autant d’attention au silence permis par l’acoustique de l’édifice, qu’au chanteur posté sur sa droite, Segal ferme les yeux et plonge la généreuse assistance dans une solennité contagieuse. Sentant que tout mouvement, froissement ou grincement de siège aura l’effet d’une déflagration, chacun retient son souffle et respecte un mutisme total lorsque commence « Jesce Sole », chanson napolitaine du XIIIe siècle. Dans cette lamentation au pouvoir méditatif, la voix contrôlée de Piers Faccini démontre toute sa force et sa finesse sans jamais s’épancher. Dire que la sobriété est au cœur de cette rencontre acoustique entre voix et cordes tient du pléonasme. Il est davantage question d’emplir chaque note, chaque son, d’une intention substantielle. Les échanges entre les deux solistes se basent sur une subtile compréhension, celle que permet une amitié de vingt-cinq ans. Pourtant, il ne s’agit pas d’improvisation mais de réinterprétation. Ces Songs Of Time Lost, issues des répertoires traditionnels napolitain ou réunionnais, du blues américain, mais aussi de compositions personnelles, suscitent une écoute absolue.

Pour ce répertoire, le duo semble avoir effectué un travail de fouille visant à enlever délicatement, au pinceau, tout sédiment recouvrant la moelle, le squelette des chansons. Un travail qui évoque parfois celui de Nick Drake - il est évident que « A Half Of Me » a été inspirée par ce dernier. On jurerait que Faccini interprète une reprise du génial songwriter américain. Le violoncelle de Segal se fait alors élégiaque. Un seul bémol guette : la torpeur, qui au bout de 45 mn de souffle retenu, est toutefois secouée par une intervention de Ségal. Saisissant une ces occasions uniques que seuls permettent les festivals, il invite sur scène deux flûtistes, Sylvain Barrou, rencontré lors d’un un duo inédit quelques jours auparavant, et Magic Malik qui, de passage dans la région, accepte par amitié de venir improviser en quartet. En quelques minutes, sa flûte traversière métissée et ses influences orientales, alliées aux tonalités tempérées de Barrou, colorent la prestation du duo ; il en ressort ragaillardi. C’est sur ce symbole que le maître de cérémonie remercie le public déjà comblé, convié ensuite à un autre métissage sur la scène du Jardin de Limur.

Vincent Ségal et Magic Malik par Michael Parque

La collaboration entre le trompettiste Paolo Fresu, le pianiste Omar Sosa et le percussionniste Trilok Gurtu n’est pas totalement inédite. Ces trois artistes majeurs des musiques du monde mêlent jazz, art de l’improvisation et musiques d’origines très diverses. Entre l’Italie, Cuba et l’Inde, ces passionnés et dignes représentants de langues et cultures différentes se sont trouvé sur scène un territoire, une envie commune : inventer un swing d’un nouveau genre. La palette de couleurs de ces peintres étant déjà, individuellement, portée sur le mélange, le risque était de tomber dans la perte de nuance. Heureusement, le savoir-faire est tel ici que chaque voix se fait clairement entendre.

Certes, le jeu du trompettiste italien donne souvent dans la « pose » ; mais il a prouvé, notamment sur Alma (composé avec O. Sosa) qu’il est aussi capable du meilleur. Sur scène c’est Sosa, dont l’œuvre se situe au carrefour afro-caribéen, qui joue les chefs d’orchestre. Il est capable de tout. Il peut jouer le sorcier génial, s’emparant du piano, jouant debout, pieds nus, passant le témoin à ses deux acolytes avec une souplesse et un rire communicatifs. Malheureusement, il peut aussi moudre les sons à l’aide de claviers type « jazz fusion », édulcorés et parfois franchement obsolètes. Trilok Gurtu, ce soir-là endosse plus subtilement le rôle du virtuose, le temps de quelques soli qui suspendent le rythme du concert. Son jeu sur gongs, tablas ou - moment pittoresque - sur un seau en métal, illumine les visages d’un public, qui, au bout d’une heure, accorde une standing ovation au trio. De toute évidence, ces couleurs du monde étaient attendues pour réchauffer la soirée.

Le tilleul, scène du jardin de Limur par Michael Parque

C’est au quintet de Roy Hargrove, qu’il revient de la clore. Cet artiste de 45 ans, parrainé par l’éclectique Wynton Marsalis, bénéficie d’une carte de visite impressionnante. Elle lui a valu d’acquérir des lettres de noblesse à la fois auprès de références du jazz mais aussi du funk, du hip-hop et de la soul mondiale. Mi-bête à concours, mi-étrange prodige, le troublant Américain avait, à plusieurs reprises, été invité par le festival vannetais mais n’avait encore jamais pu s’y rendre. Aussi, c’est après un clin d’œil au précédent programmateur, Jean-Philippe Breton, que les cinq instrumentistes sont accueillis sous le majestueux tilleul de la grande scène et les applaudissements du public impatient.

Avec un peu de désinvolture dans l’attitude et la mise en scène, mais de la virtuosité et de la technique dans la mise en place, inutile de préciser que le quintet « assure ». Le chef, peu adepte des discours ou des échanges avec le public, se permet, lorsqu’il ne joue pas, de rester étrangement en retrait, près de la régie, après avoir ostensiblement donné le sens de la marche. Ce curieux jeu de scène permet en tout cas d’apprécier totalement la prestation des sidemen. Inutile, là encore, de comptabiliser les points lors des duels entre Hargrove et l’excellent Justin Robinson au saxophone alto, car ce soir, ce dernier dépasse largement le temps de jeu du leader, et avec son consentement ! Si Hargrove se réserve pour des soli aussi brefs que magnétiques (économie stratégique sur une longue tournée), les interventions de son pianiste virent à la démonstration, et son batteur hyper enthousiaste, Quincy Phillips, nous rassasie totalement, terminant le concert seul sur scène après le départ successif des autres membres. Malgré quelques bavardages désuets, la qualité et le plaisir de jouer l’ont emporté.

Après le concert, j’ai finalement la possibilité de demander à ce fameux batteur : « Qu’est-ce que le hard-bop peut encore dire, 50 ans après Max Roach et Art Blakey ? ». Il me répond avec une logique débonnaire : « C’est juste de la musique pour ceux qui savent se faire plaisir ». Et j’y ai entendu une excellente conclusion.