Jazzdor, tout un festival.
Retour sur le weekend d’ouverture du festival strasbourgeois.
Jazzdor, photo Teona Goreci
Toujours attendue avec curiosité, la programmation du festival Jazzdor à Strasbourg est une promesse : celle d’écouter sur scène des musiques de qualité et d’une créativité jamais prise en défaut. À l’heure où les périmètres de visibilité de ces esthétiques, qui cherchent à exprimer ce que c’est d’être follement d’aujourd’hui plutôt que mollement d’hier, ce genre de rencontres est plus que jamais indispensable.
- Improdimensija Orchestra, photo Teona Goreci
Absent de la soirée d’ouverture du festival qui se tenait au Palais des Congrès et de la Musique avec le trio de Paul Lay (avec Clemens van der Feen et Donald Kontomanou) et rien moins que l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, on se laisse dire que la soirée est réussie pour cette création vraisemblablement unique. Au programme, Rhapsody In Blue de Gershwin interprétée avec la rigueur du classique et le décontracté du jazz. Le chef Wayne Marshall est attentif à « dé-guinder » le protocole du monde classique, et les échanges avec les musiciens du jazz font que la greffe prend ; le public apprécie. C’est le rôle de ce genre d’endroits d’initier ces projets hors norme.
Le samedi est une soirée plus aventureuse. Pierre Charial, hélas absent car souffrant, est certainement un des seuls au monde à avoir amené l’orgue de barbarie dans le jazz (l’improvisation en moins, bien sûr, difficile de perforer les cartons en plein concert) [1]. En remplacement, la programmation se rabat sur un trio dont on retrouvera les membres dans l’orchestre suivant. Marc Ducret (guitare), Liudas Mockūnas (saxophones), Samuel Blaser (trombone), un plan B qui a tout d’une pièce de premier choix. Le programme est à la hauteur, voire un peu au-dessus.
Un peu de diplomatie ne nuit pas.
Un travail d’écriture est immédiatement perceptible et fait même la structure du groupe. L’attention portée à la forme l’écarte d’emblée de la grosse improvisation, aussi réussie soit-elle, qu’aurait pu être une rencontre d’urgence. En réalité, le trio est constitué depuis déjà quelque temps [2] et se place dans le prolongement de ce que Ducret propose, par ailleurs, aujourd’hui (à réécouter, Ici, paru chez Ayler Records). Les musiciens collaborent depuis longtemps et maîtrisent les potentialités de la geste musicale en s’engageant sur des versants en permanence animés où les croisements des voix sont nombreux sans jamais nuire pourtant à la limpidité du propos. Les systèmes qui régissent l’écriture classique depuis des siècles (chant/contrechant, modulations, narrations méandreuses) sont appliqués ici à un langage actuel, qui joue aussi sur les textures. La confrontation - ou la complémentarité, c’est selon - des deux soufflants et de la guitare, les contrastes aussi, font de ce petit orchestre qui mêle écriture et improvisation (cette dernière comme l’assurance d’une vitalité et d’un inattendu de l’instant) une proposition constamment stimulante qui réinvente en un creuset commun les compositions des trois musiciens autour d’un objet protéiforme et resserré.
- Marc Ducret, photo Teona Goreci
Un peu de diplomatie ne nuit pas. Elle nous vaut en tout cas la deuxième partie de cette soirée. La Saison de la Lituanie a été souhaitée par Emmanuel Macron et Gitanas Nausėda (président de la République de Lituanie) pour renforcer les échanges entre les deux pays. Jazzdor a su se saisir de l’événement et voici l’Improdimensija Orchestra sur scène que dirige Mockūnas.
Constitué d’anciens élèves de l’Académie lituanienne, la formation met à son programme des pièces grandement orchestrées du saxophoniste (et chef d’orchestre) et de Ducret, également interprète. La présence de Samuel Blaser, Bruno Chevillon et Peter Bruun (qui termine là une tournée en trio avec le tromboniste et le guitariste) renforce la puissance de cette formation de douze musiciens.
Le pari est réussi : l’orchestre joue, vrombit même. Mieux : il décolle vite et laisse crépiter un fourmillement de couleurs timbrales à gros grain au sein desquelles viennent se glisser des phrases louvoyantes et méchantes. Le son est entier mais sait s’ouvrir au moment opportun à des parties solistes toujours senties ou se focaliser sur des parties inouïes (un trio trombone/tuba/contrebasse agite les profondeurs). De son côté, Ducret se met au service du collectif et trouve moyen d’y apporter sa touche personnelle par une électricité salissante bienvenue, sa virtuosité permettant quelques accélérations notables. Cela étant, tout n’est pas que vigoureux. Une introduction par Bruno Chevillon d’une inventivité et d’une intelligence notables, d’une grande clarté, et qui tient de la sculpture sonore, ou encore un duo flûte/guitare sur le délicat dernier titre viendront ouvrir plus largement le champ d’expression de la formation.
Dimanche matin, sortie ciné. 11 h au Cinéma Star, la projection du film The Lord String est proposée en séance spéciale. La salle est pleine, le film de 2007 est un documentaire consacré à Marc Ribot que nous verrons le soir sur scène. Signé Anaïs Prosaïc, c’est une plongée dans le New-York des années ouvrant le siècle. Marc Ribot y évolue et raconte son enfance dans le quartier juif, les groupes qui ont compté (Rootless Cosmopolitans entre autres), John Zorn évidement. Le film propose son regard sur la musique, son rapport au public et le souhait d’aller chercher au fond de lui une authenticité enfouie (de beaux moments sur la place à accorder aux poubelles). Cette intelligence aura pu germer dans le cosmopolitisme d’une ville qui, jusqu’au 11 septembre tout au moins, aura été capable d’absorber le monde entier pour le digérer et le transformer en une forme unique d’énergie nouvelle.
- Sophia Domancich, photo Teona Goreci
À la sortie il est midi, on va manger et le moment est sympathique.
Retour à la Cité de la musique pour 17 h. Deuxième concert seulement de ce nouveau trio de Sophia Domancich pour lequel elle a convié les Américains Mark Helias à la basse et Eric McPherson à la batterie. On le sait depuis Rêve de singe au moins, la pianiste est une coloriste hors pair : clair-obscur, teintes ocres, noirs profonds, elle est aussi, avec Stéphan Oliva, de celles qui ont su donner beaucoup de noblesse et de délié aux parties graves de la main gauche.
Il vaut mieux se plonger sans a priori dans ce maelstrom
Le groupe a déjà joué au Sunside et jouera à Nevers, il nous plonge une nouvelle fois dans un univers intimiste qui peut toutefois crever des plafonds à grands renforts d’une gymnastique digitale jamais vaine. Ces partenaires de Domancich l’accompagnent dans les mouvements des compositions mais ne sont pas là en seuls faire-valoir. Leur apport est indispensable. La basse massive d’Helias, ou le swing très fin de McPherson prennent même le lead pour donner une respiration plus large à la musique et ainsi libérer des espaces de plénitude…
… que viendra tout bonnement saccager Ceramic Dog dans la deuxième partie. Arrivés en toute dernière minute suite à des problèmes d’avion, récupérés en urgence par une bénévole de l’équipe de Jazzdor (qui, comme toujours, sait faire de l’organisation du festival une mécanique parfaitement huilée), les musiciens font une balance en urgence et entrent sur scène pour jouer pied au plancher une musique qui tient plus du punk que du jazz, il faut bien le dire. On pourrait mettre sur le compte du contretemps le besoin d’extérioriser un stress légitime mais, pour les avoir vus en 2018, le fort volume est la condition sine qua non du groupe.
Dans le prolongement du film du matin, Ribot, vingt ans de plus, est tel qu’en lui même. Sans afféterie, refusant les effets de manche comme de scène, le guitariste joue comme il joue tous les jours de sa vie. Protest songs hyper-électrifiées, doublées par les frappes hallucinantes et tous azimuts d’un Ches Smith à la mèche adolescente sur le front et sirotant en douce du Red Bull (comme s’il n’était pas déjà suffisamment excité comme ça), le set, contrairement à la soirée de la veille, refuse la forme au bénéfice d’un long continuum d’où émergent des riffs bruts et une surcharge rythmique où l’on peine à distinguer les titres qui composent le dernier disque en date. Peu importe, cela dit, il vaut mieux se plonger sans a priori dans ce maelstrom, au risque sinon de trouver la proposition bruyante et insatisfaisante. Après une bonne partie du concert à ce (sur-) régime, Ribot finit cependant par nous offrir une ballade à couper le souffle (doublée par la basse de Shazhad Ismaily) d’une délicate tristesse.