
Jazzkaar, tout est jazz 🇪🇪
Du 20 au 28 Avril 2025 se tenait la 36e édition du festival Jazzkaar à Tallin, capitale estonienne.
Débuté en 1990, le festival n’a cessé de grandir. Même s’il semble que la fréquentation stagne voire baisse légèrement ces dernières années, je constate un public nombreux pour une programmation riche et variée. Ici, on semble moins se demander ce qu’est le jazz, ou si cette musique est jazz ou pas. Et si tout était jazz ?
Les concerts se déroulent dans le quartier alternatif de Telliskivi Loomelinnak, qui signifie « Cité de la création » en estonien. Autrefois zone industrielle soviétique, le secteur s’est métamorphosé en quartier arty avec ses cafés hype et ses œuvres de street art.
Le Fotografiska Tallin est un bar-restaurant qui se transforme en salle de concert et accueille de nombreuses expositions photos à l’étage.
Mon séjour commence ici, avec le groupe estonien Kertu Aer 4 , quartet de la contrebassiste norvégienne du même nom qui a reçu en 2024 le prix estonien jeune talent. Un jazz mélangé à de la pop et à des influences classiques, on reconnaît un certain talent mais la mayonnaise ne prend pas.
Direction ensuite le Von Krahl Theatre, magnifique salle de spectacle qui jouxte le Fotografiska. Je la découvre en formule assise (500 places) avec fosse et gradins et pleine à craquer pour l’arrivée des Frenchies de l’étape, les Poetic Ways.
- Poetic Ways © Marina Lohk
Créé en 2021, le groupe mené par le saxophoniste Raphaël Imbert impressionne tout de suite par l’atmosphère qu’il dégage. Le plaisir, d’abord, du quintet de se retrouver sur scène qui transpire immédiatement, et la présence hypnotique de la chanteuse Célia Kameni qui insuffle une aura quasi divine et emporte tout sur son passage. Sa grâce et la beauté de sa voix séduisent l’intégralité de la salle dès les premières notes.
Entourée de trois Pierre, Pierre-François Blanchard au piano, Pierre Fénichel à la contrebasse et Pierre-François Dufour à la batterie qui sont impeccables, la diva peut compter également sur la sympathie et l’humour du saxophoniste pour délivrer un concert somptueux au répertoire marqué de titres forts comme « Les Marquises » de Jacques Brel ou « Le Chant des marais », écrit par les déportés allemands en 1933. Après une standing ovation chaleureuse, le quintet nous offre une version tout en finesse des « Vacances à la mer » de Jonasz. Carton plein pour les Français dont on ne cessera de parler ce soir-là et les suivants…
Difficile de se relever après un tel moment d’union. La bassiste et chanteuse Adi Oasis n’y parviendra pas. Originaire de Martinique et née en France, Adi vit depuis de nombreuses années à Brooklyn. L’artiste, au plus de 200000 followers, a pourtant de nombreux atouts.
Lignes de basses groove, voix RnB, look d’enfer, le trio donne tout pour ambiancer cette salle de Von Krahl passée entre temps en version nightclub debout (700 places) Il n’y a absolument rien à reprocher à ce concert qui est très bien mené. Mais que voulez-vous, la musique est une histoire d’émotions. Et le charme n’opère pas.
La classe, la sobriété et l’élégance de Celia Kameni ont eu raison d’Adi, qui pêche à mes yeux par un côté trop américain, trop séducteur.
Nous nous retrouvons le lendemain, toujours au Fotografiska, pour découvrir une rencontre scénique étonnante entre le trio du pianiste estonien Madis Muul et le percussionniste indien Giridhar Udupa.
Le concert commence par des morceaux du trio. Une belle énergie, des sonorités très cinématographiques, on se laisse facilement emporter. L’arrivée de Giridhar embarque la musique dans une tout autre énergie. Malheureusement, le percussionniste part un peu loin et nous perd dans des solos interminables alternant la percussion et la voix. Le trio passe en second plan et nous regrettons que le groupe n’ait pas réussi à fusionner pour devenir un quartet plus équilibré.
- Lambert © Marina Lohk
Impatience ensuite pour découvrir le pianiste allemand Lambert. Identifié paradoxalement par le fait qu’il dissimule son visage, le pianiste arbore un masque à cornes d’origine sarde qu’il ne quitte pas de tout le concert. Dans un genre néo-classique, le trio semble de prime abord ressembler à un énième de ces trios de jazz easy-listening qui gravitent un peu partout sur le globe.
Mais il se passe vraiment autre chose avec Lambert, de l’ordre de l’inexplicable.
Les mélodies sont simples mais touchent directement au cœur. Et l’Allemand cache un autre talent : c’est un bon orateur. Ses interventions entre les morceaux sont un régal, teintées d’humour et de dérision. On sent une parfaite alchimie entre les membres du trio, Felix Weight à la contrebasse et Luca Marini à la batterie, pendant et entre les morceaux.
Le public ne s’y trompe pas, l’accueil est très chaleureux. Le trio revient pour un dernier rappel, un titre au piano à six mains, une belle manière de conclure ce concert empreint de musicalité et de complicité.
Nous retrouvons ensuite le groupe Roseye des Pays-Bas, même si la chanteuse et saxophoniste Tallulah Rose précise que les membres viennent d’un peu partout. Le guitariste Julek Warszawski vient de Pologne, le pianiste Joshua Lutz d’Allemagne, le batteur Kasparas Petkus est lituanien. Seules les deux filles, la leadeuse et chanteuse donc, ainsi que la bassiste Deborah Slijkhuis sont hollandaises.
Déjà de beaux festivals au palmarès de ce pourtant jeune groupe formé de musiciens ambitieux qui flirtent avec le jazz et les musiques électroniques. Ils surprennent par leur aisance et leur présence scénique. On les sent ancrés et on a la sensation que nous les reverrons rapidement sur les scènes européennes.
La soirée se clôture avec le concert du Canadien Anomalie qui livre une prestation entre jazz et hip-hop métissée. Une performance qui a le mérite d’être bien produite mais qui ne semble pas marquer l’auditoire. Il y a finalement un monde entre un bon concert et un concert dont on se souvient…
La samedi est le dernier jour du festival et nous le débutons de la meilleure des manières, par un concert chez l’habitant. La chanteuse Kelli Uustani et le guitariste Ain Agan nous offrent un moment suspendu, dans l’intimité d’un salon estonien, face à un auditoire conquis par une telle proximité.
Nous ne retiendrons pas grand-chose de la prestation du groupe Miamee qui manque cruellement d’interactions et de liberté. Hormis le fait qu’il faudrait vraiment bannir les casques sur les oreilles des musiciens pendant les concerts et les pupitres sur scène…
- James Carter Organ Trio © Siiri Männi
Vient ensuite le tour du maestro James Carter et de son organ trio surpuissant.
Avec à l’orgue Gerard Gibbs et à la batterie Alex White, le trio, qui joue ensemble depuis plus de 20 ans, livre une performance hallucinante, d’une classe absolue. La saxophoniste de 56 ans, très à l’aise avec tous les saxophones, semble prendre un plaisir monstre à jouer le répertoire du saxophoniste Eddie « Lockjaw » Davis. Il s’amuse même un long moment à improviser avec les cris d’un enfant, manifestement heureux d’être là, en reproduisant les cris de ce dernier. Un pur moment d’improvisation qui confirme la stature de meilleur saxophoniste de l’année qui lui a été attribuée par le prestigieux « Downbeat » à plusieurs reprises.
La soirée se termine par le concert du pianiste Tōnu Naissoo, légende estonienne qui vient présenter un tout nouvel album paru fin 2024, Naissoo Freeform Quintet. À 74 ans, il a l’art de s’entourer de musiciens talentueux. Un concert aux sonorités freejazz qui séduit par sa générosité et la modernité du compositeur. Un choix idéal pour conclure cette 36e édition.
On nous dit, en plaisantant, que les Estoniens devraient être sur le podium des meilleurs organisateurs de festival. Avec des bouquets de fleurs offerts à chaque artiste en fin de concert et le soin apporté par les organisateurs à une programmation soignée et la culture du détail qui compte, l’Estonie et son festival Jazzkaar font partie de mon podium personnel.