Entretien

Jonas Cambien, le jeu qui compte

Interview à Oslo du fantasque pianiste belge et francophone.

Jonas Cambien au festival Blow Out © Dawid Laskowski

Né en Belgique il y a exactement 40 ans, installé à Oslo depuis plus de 15 ans, le pianiste francophone Jonas Cambien est un iconoclaste, avec un incroyable sens du jeu. Maligne, cocasse, débridée et gardant les stigmates d’un rapport enfantin à la création, est la musique qu’il a publiée en 2024 avec un quartet que l’on peut qualifier de parfait. Cambien signe toutes les compositions et s’entoure en effet de Signe Emmeluth (saxophones alto et tenor), Ingebrigt Håker Flaten (contrebasse) et Andreas Wildhagen (batterie). Il invite enfin la bondissante tromboniste Guro Kvåle. Le résultat s’intitule Maca Conu et c’est un joyeux joyau. Il nous fallait à cette occasion lui tendre le micro. Avec une douzaine d’albums à son actif, Cambien est une voix qui compte sur la scène jazz européenne.

- Maca Conu est sorti chez Clean Feed l’année dernière. Nous avons vraiment aimé ce disque porté par une énergie et une joie communicative. Pourtant, dans la présentation officielle de ce quartet on trouve le champ lexical du « bizarre » ou de l’inquiétant. Est-ce qu’il y a chez vous une petite obsession pour ce genre ?

Bizarre, c’est un genre artistique ? Je ne sais pas, j’aime simplement que ma musique ait des éléments surprenants ou peu habituels. Le but est de créer la joie de découvrir des mélodies, des sons. Oui c’est vrai. Dans les notes de pochette de l’album le label a utilisé le mot ’’bizarre’’. Ce mot a une connotation un peu différente en français et en anglais, cela dit. Alors puisque ni le français, ni l’anglais ne sont mes langues maternelles, je vous laisse décider !

Ce que je souhaite susciter dans la musique est la surprise. Comme lorsqu’on tombe sur une situation complètement incongrue ou drôle dans la rue, au hasard. Ou que l’on découvre un objet dans un contexte où il n’aurait jamais dû être.

- Pouvez-vous expliquer l’origine de ce nom qui sonne un peu magique, un peu vaudou à mes oreilles ?

Maca Conu ça ne veut rien dire. Mais ’’Macaco nu’’, ça veut dire ’’singe nu’’ en portugais. Un petit jeu de mot, qui pour moi évoque peut-être les origines de la musique dans l’espèce humaine, et justement l’énergie et la joie que j’essaie de ressentir en jouant. J’ai choisi le nom parce que ça sonne bien tout simplement et que cela me fait rire.

J’aime les mélodies accrocheuses, mais j’aime surtout pouvoir me sentir libre avec elles

- Il y a cet art de la rupture permanent dans ces compositions. Peut-être dans la veine d’un Paul Bley. Plus on écoute ce disque, plus les mélodies semblent naître dans les arrangements et plus les titres deviennent accrocheurs. À quel point souhaitez-vous aller vers le jazz le plus free ? Quel est le point d’équilibre d’une composition pour vous ?

J’aime les mélodies accrocheuses, mais j’aime surtout pouvoir me sentir libre avec elles. Ce qui m’intéresse c’est l’improvisation et les interactions entre les musiciens. Le but de mes compositions est de donner un point de départ pour jouer ensemble, pour faciliter les interactions et les improvisations d’un groupe défini. Je souhaite que les musicien·nes qui jouent ma musique ne se sentent pas limité·es.

Les mélodies qui captent immédiatement l’attention sont une basse idéale pour l’improvisation. Je préfère des compostions simples, des idées basiques. Ça permet de rester concentré sur les musicien·nes avec qui on joue. Si ensuite on arrive à atteindre une certaine complexité en improvisant ensemble, c’est beau, mais ce n’est pas le but pour moi. C’est comme cela que je travaille avec Maca Conu ou dans Jonas Cambien Trio.

Évidemment j’aime aussi jouer de la musique totalement composée, ou totalement improvisée. La musique de Maca Conu est clairement inspirée par le free jazz des années 60, et quelques autres sources. Mais il n’est pas question de copier les pionnier·ères du free jazz, j’essaie simplement de créer une musique qui amuse et surprenne. Il faut qu’elle soit une forme de résistance, avec l’énergie et la joie que vous avez ressenties. Ce sont des éléments très présents dans le free jazz classique.

Maca Conu © Nabeeh Samaan

- Vous êtes généralement pianiste, mais je vous ai vu sur scène à plusieurs reprises au saxophone soprano. Est-ce pour ne pas tomber dans une habitude ? Cela vous permet-il d’avoir une relation particulière au moment de l’écriture avec Signe Emmeluth ?

Je joue du saxophone depuis que je suis enfant. J’ai commencé par l’alto puis récemment j’ai appris le soprano, mais cela a toujours été un second instrument. Je n’ai honnêtement jamais atteint un niveau professionnel. Au saxophone, je peux exprimer des choses différentes de celles que j’exprime au piano. De cette façon, je me sens plus libre. Non limité par mes propres attentes ou celles des autres qui me voient jouer d’un instrument que je suis censé maitriser. Ça m’aide beaucoup quand je compose. En général, je joue et enregistre les partitions et les morceaux au saxophone et à la batterie, plutôt que de les écrire, ce qui les figerait ! Puis je les fais écouter à Signe et Andreas, ils apprennent les morceaux à l’oreille et en donnent leur version.

Je ne regrette pas du tout d’être pianiste, mais je crois que j’ai un batteur en moi.

- Enfin, pouvez-vous nous dire un mot sur Andreas Wildhagen, qui est moins connu du public français à qui s’adresse cette interview, que les autres membres de ce quartet ?

Andreas est l’un de mes meilleurs amis et ce depuis mon arrivée en Norvège. J’ai déménagé à Oslo en 2008 et il a été tout de suite là pour moi. C’était aussi un des premiers avec qui j’ai jammé. On a collaboré sur plusieurs projets, notamment Jonas Cambien Trio pendant une dizaine d’années et trois albums. Andreas a été extrêmement important pour définir le son de ce trio, et de fait, le son de Maca Conu. Il devrait être beaucoup plus connu hors de la Norvège. Il est non seulement excellent batteur, mais aussi un compositeur doué. Il vient de sortir son premier album en tant que leader, Spiralis.

C’est drôle. Quand j’ai commencé à faire de la musique à l’âge de cinq ans, je voulais commencer par la batterie, mais mes parents me disaient qu’il fallait apprendre « un vrai instrument », donc j’ai choisi le piano. On en rit avec mes parents maintenant, je vous rassure ! Je ne regrette pas du tout d’être pianiste, mais je crois que j’ai un batteur en moi, ou un rêve de gosse d’être batteur. Andreas et moi fonctionnons très bien ensemble, parce qu’il me renvoie à ce rêve de gosse, avec sa façon très spontanée et intuitive de jouer la batterie.

Très souvent au moment d’écrire de nouvelles compositions, je commence par la batterie. C’est un instrument que je maîtrise beaucoup moins que le saxophone, et de la même façon, je peux trouver ça très libérateur. Je fais donc des enregistrements que je fais écouter à Andreas. On en blague souvent. Il me dit que j’essaie de le faire jouer comme moi, de manière moins contrôlée, un peu comme un gamin ! J’adore cette énergie. Si ça sonne comme quelque chose qui tombe dans les escaliers d’un magasin de percussion, je suis heureux.

On écoute beaucoup de musique ensemble. Un de nos grands albums communs c’est The Empty Foxhole de Ornette Coleman. C’est Denardo, le fils d’Ornette, derrière la batterie. Il a l’âge de 10 ans ! Et Ornette à la trompette et au violon. C’est extrêmement stimulant, j’adore cet album.

par Anne Yven // Publié le 9 février 2025
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