Chronique

Laurent Dehors & Matthew Bourne

A Place That Has No Memory of You

Laurent Dehors (cl, bcl), Matthew Bourne (p)

Label / Distribution : Emouvance

Huit ans après Chanson d’Amour qui marque une vraie rupture dans la carrière de Laurent Dehors, revoici, de nouveau chez Emouvance, le dialogue amoureux du multianchiste avec le pianiste anglais Matthew Bourne, fantomatique acolyte qui semble avoir taillé son piano pour sonder l’intime du Normand. Le « Thème de Salomé » est une magnifique entrée en matière : on retrouve ce toucher de piano aussi nébuleux qu’un rêve, et une plainte lente de la clarinette basse. À force de fendre l’armure, ce sont des morceaux d’âme qui s’effilochent. Voici ensuite A Place That Has No Memory of You ; après la cristallisation, c’est le moment de l’attente, de la langueur, voire de la vaporisation du sentiment amoureux. Avec elle une certaine noirceur, un doute, un entre-deux qui s’illustre idéalement dans « Inside » où la clarinette griffe un piano préparé plein de sons étouffés comme pour s’accrocher dans la moindre anfractuosité. Davantage un exercice de sauvetage, une tentative de lester l’âme, qu’un numéro d’équilibriste.

C’est le propre de la mélancolie : les émotions sont changeantes. Bousculées même, et l’on trouve une certaine euphorie dans « M2 » où Dehors puise à ses racines, une zone de confort qu’il ne cesse de remettre en cause pour mieux la transcender. Ce n’est pas anodin si à la suite, on découvre « Outré 1 », l’une des trois explosions où les deux compères se livrent à une intense bagarre. Vertiges de l’amour ? Tout ceci reste fugace et revient à une certaine tempérance, à une concorde debussyenne dans « Knight Owl » où Bourne fait parler la puissance de sa main gauche. Il ne martèle pas néanmoins, mais joue la profondeur. Les basses sont à la fois tonitruantes et pleine d’ouate, et la clarinette fait vœu de silence, comme pour mieux laisser sa place à l’autre. C’est du velours et en même temps une absence, une tristesse, un délicieux et inconsolable moment qui se termine en une caresse veloutée.

Les morceaux de A Place That Has No Memory of You sont courts : de petits moments privilégiés, des instantanés plein de sentiments changeants où, comme dans « Outré 2 », on sent comme une colère sourde, une nouvelle ligne de fracture qui fendille un peu plus la carapace. Le dialogue entre les deux musiciens est riche, plein de rebondissements qui flirtent parfois avec l’infiniment petit, pour aboutir au morceau-titre, « A Place That Has No Memory of You », comme un précipité, un condensé de tous les sensations contraires qui habitent l’album ; Un disque sombre, passé au tamis d’une collaboration au long cours qui parvient sans cesse à se renouveler. Un moment de poésie pure qui délie les émotions de ces deux artistes pudiques et taciturnes.