Chronique

Laurent Dehors & Matthew Bourne

Chansons d’amour

Laurent Dehors (saxes, clars, harmo, cornemuse), Matthew Bourne (p)

Label / Distribution : Emouvance

Si l’amour pouvait être strictement musical, ce duo serait forcément une vraie histoire d’amour, forte, orageuse, résistant à tous les vents et à toutes les passions.
Laurent Dehors et Matthew Bourne se sont rencontrés tout d’abord au sein du Trio Grande, Un matin plein de promesses. Puis le pianiste a rejoint deux créations du saxophoniste, Concerto Grosso et Une petite histoire de l’opéra, en en faisant peu à peu évoluer la couleur, jusqu’à ces Chansons d’amour qui étonneront sans doute ceux qui ont suivi de loin la carrière des deux solistes. Il y a entre les eux une véritable complicité, que ce disque scelle comme un serment.

Un langage s’écrit, au fil de l’improvisation. Ses éléments s’entrechoquent et se complètent comme dans ce « BDK Theme » ou le souffle heurté de la clarinette contrebasse vient ramener sur terre un piano aérien. Il sait aussi s’unir dans la sobriété pleine de poésie de « One ». Avec cet album, ce verbe commun se révèle au plus pur et au plus cru. L’absence d’apprêt ne le rend que plus beau. On aurait pu s’attendre à des transgressions d’airs populaires ou de scies pop ; il ne s’agit pas de cela. Bien sûr, il y a cette « Vie en rose », archétype de la chanson d’amour. Dehors l’affronte seul, pétri d’émotions, éloigné de ses champs habituels. L’échappée est belle. Avec Bourne, il construit des chansons éphémères et fragiles dont les mélodies simples permettent tous les détours.

En prenant à rebours l’image réductrice et parfois étouffante du soufflant trublion, Dehors se réengage dans un chemin de broussaille qui frôle le jazz des origines en feignant de s’en détourner - comme il l’a toujours fait, finalement. Cette voie n’est peut être qu’une légère déviation, mais elle renouvelle radicalement le paysage (« Scotch Missed »). Dans le très chambriste « Bossu de Rossignol », Bourne égrène des accords arides qui se confrontent au silence et dessinent en quelques notes une harmonie fugace, à peine caressée par Dehors. Cette sensualité peut en un instant s’inscrire dans la gravité ou l’inquiétude, la fragilité ou le doute. Ces Chansons d’amour exposent toutes les phases sensibles du sentiment amoureux : éloignement et cristallisation, accord parfait et dispute. Toutes ensemble, ou isolées pour mieux se voir approfondir.

Chaque chanson est bien plus qu’une miniature. Elle se nourrit de la culture musicale pléthorique du duo : Laurent Dehors cite Webern, mais on pourrait multiplier les noms, de Gershwin à Kurtag, qui éclairent le propos pointilliste du duo. Cette approche musicale éthérée, le multi-anchiste l’avait déjà quelque peu sondée avec Andy Emler à Royaumont [1], mais elle est au fond présente depuis toujours son œuvre, pudiquement cachée. En compagnie de Matthew Bourne, on a le sentiment que l’armure se fendille et que Laurent Dehors livre en toute confiance le cœur de sa musique, sans filet. Nul doute qu’après ces formidables Chansons d’amour, rien ne sera vraiment pareil dans son univers.