Portrait

Le blues contemplatif de Denis Levaillant


Artiste inclassable et totalement en accord avec cette classification, le compositeur et pianiste Denis Levaillant n’a de cesse que d’affirmer sa volonté de ne pas coller aux étiquettes. Auteur de musiques de films (La vie d’Adèle, parmi les plus connu), et compositeur de nombreuses partitions pour des orchestres prestigieux (Trio Varèse, l’ensemble Intercontemporain) ou pour le spectacle vivant, Levaillant n’a jamais délaissé son goût pour le jazz, se faisant même un point d’honneur à mener un travail syncrétique qui a mené, par exemple à la participation en 1984 d’un marquant 6 séquences pour Alfred Hitchcock chez nato, ou encore le trio ALP avec Barry Altschul et Barre Phillips. Deux sorties ces derniers mois illustrent la palette large d’un compositeur réellement coloriste à qui l’on doit le marquant OPA MIA, opéra en collaboration avec Enki Bilal.

Le Voyage Immobile n’est pas qu’un bel objet. Livre-disque luxueux, garni de dessins et d’aquarelles de Julien Mélique, il observe en deux disques un panorama des œuvres pour cordes et accordéon de Denis Levaillant. Ce voyage pourrait être une ode à l’ailleurs, une sorte d’évocation poétique du nomadisme ; mais ce qui n’aurait été qu’une évocation de l’Europe Centrale et des Balkans de plus, une déambulation sur les Routes de la Soie (on cite souvent Bartók comme influence de Levaillant, on oublie toujours Kodály et même Ligeti dans « Un mystérieux Chemin » pour alto solo), prend tout de suite un autre visage. Le compositeur parvient à en faire une errance intime. Une projection, une musique qui va chercher les émotions loin dans la psyché, à l’image de « Le Clair, l’Obscur » interprété par le quatuor Arpegionne. Le morceau évoque le deuil avec un contraste à la fois doux et amer, l’alto travaille le violoncelle pour chercher des émotions jamais manichéennes et univoques : dans le souvenir il y a aussi la joie.

 
Ce qui intéressant, dans ce livre-disque, au-delà de la présentation de Denis Levaillant dans un très éclairant texte de Jean-Yves Bosseur et des notes d’écoutes du musicologue Pierre Michel et de Levaillant lui-même, c’est l’aspect intemporel de ce voyage immobile. De 2017 (« Un mystérieux chemin ») au magnifique « Les heures défaites » créé en 1987 au Havre [1] et puisant dans la musique ancienne son statut de ballet, les morceaux s’enchaînent avec bonheur sans souci chronologique. C’est sans doute avec « L’Andalouse » que l’on entre pleinement dans cette cosmogonie du voyage, l’accordéon vient transporter le quatuor à corde vers un ailleurs plein de douceur, faisant de la Mitteleuropa une centralité de cœur, davantage qu’un carrefour physique.

La centralité de Denis Levaillant, n’est pas que géographique ; il y a toujours cette envie de jazz, ce goût immodéré de laisser l’improvisation gagner son piano. O, se souvient de Blue Songs 1, voici le second volet qui prend là où l’on avait laissé l’instrumentiste et compositeur : Levaillant a un rapport très charnel avec son instrument. Le piano se laisse dompter, dans les échos du bois. « Part 15 » est une autre errance en prise direct avec un blues intime, dans la droite ligne du premier disque consacré à « ce Real Book personnel », comme le musicien l’explique dans ses précieuses notes de pochette.
« Part 16 » qui lui fait suite à des reflets satiens, mais c’est une musique de l’instant, tellement précieuse qu’elle suit le fil des idées. On visite des instants baroques quand Denis Levaillant s’en remet à Couperin ; on retrouve la même douceur que dans le trio ALP, avec ce sentiment d’une légèreté de chaque instant, qui tranche avec ce corps à corps que le pianiste propose à son instrument, de l’ordre des caresses (« Part 20 »). Chaque morceau court, ne dépassant les trois minutes trente a son propre univers, et chaque fois c’est une découverte, un instant suspendu. Convenons-le avec le pianiste : ce disque c’est un instantané de l’interprète en tant que compositeur.

par Franpi Barriaux // Publié le 21 juillet 2024

[1l’auteur de ces lignes y a assisté.