Scènes

Les communards à Nevers

Un compte rendu du festival D’Jazz de Nevers, 31e édition.


Photo : Christophe Charpenel

Dans la ville qui a eu pour maire Pierre Bérégovoy, l’immense bâtiment semble un navire échoué sur les bords d’une Loire balbutiante qu’on tenterait presque de traverser à pied. Un petit coup de peinture et d’enduit ne ferait pas de mal à ce bâtiment qui abrite la maison de la culture, la maison des syndicats et la maison du sport. Ça tombe bien : les travaux sont prévus pour les années à venir, la nouvelle direction s’y emploie. Cette année c’est le 31e anniversaire du festival de jazz de Nevers et encore une fois il s’agit d’un intelligent mélange entre les petites formes intimistes, les concerts grand public et les créations audacieuses.

Les concerts ont lieu dans différents endroits de la cité, au demeurant très agréable à visiter, même si l’énergie citadine et l’activité économique tournent au ralenti et que ça se sent. Dans le hall de la Maison de la Culture, le « palais du festival », on expose les photos de Maxim François et à la médiathèque celles de Josef Nadj. À midi il y a des rencontres en public avec les artistes questionnés par Xavier Prévost et à la fin du festival arrivent les producteurs de France-Musique pour enregistrer leurs émissions. Il y a donc du monde qui passe à Nevers.

La route est longue depuis Nantes et j’ai donc raté le concert de Claudia Solal et Benjamin Moussay, mais je les avais vu au Pannonica quelques jours avant : je savais à quel point ce duo délivre une musique délicate et poétique. On peut se reporter à l’interview de Claudia Solal pour en savoir plus. Je commence donc par le concert du groupe Tilt de Joce Mienniel qui se joue à l’auditorium Jean-Jaurès. C’est une musique qui est censée évoquer les grandes métropoles, les villes de béton et de verre, d’acier ; la chaleur sur le bitume, en tout cas une sorte de modernité cinématographique. Mais la salle est en vieilles pierres et la charpente en bois est une coque de bateau retournée. Le son est donc difficile à mettre en place. Ils y arriveront et devant une salle bondée feront un concert très chaleureux. C’est un projet qui tourne depuis longtemps et qui progressivement se dirige vers un traitement de plus en plus acoustique.

EuroRadio Jazz Orchestra dirigé par Airelle Besson ; Photo Christophe Charpenel

Plus tard, dans la grande salle du festival, c’est le projet Euroradio Jazz Orchestra [1] dirigé par Airelle Besson qui est présenté. Cette création ne vit que pour quatre représentations (Radio France, Coutances, Nevers et Strasbourg). C’est peu mais c’est une très belle expérience pour Airelle Besson qui a écrit la musique, les arrangements, dirige et joue de la trompette ; elle est donc la cheffe de cette formation qui porte bien sa marque, d’ailleurs. Grâce au jeu des tutti et des soli on a pu apprécier à leur mesure chacun.e des musicien.ne.s présent.e.s sur scène et les professionnels ont, en quelque sorte, fait leur marché. Pour ma part j’ai été assez impressionné par le flûtiste Mayshell Morris, sobre et efficace, et le vibraphoniste Vid Jamnik, chatoyant et précis. Quant à la chanteuse Alba Nacinivich, si sa prestation a été bouleversante pour tout le monde, je n’arrive pas encore à trancher entre l’effet de grâce ou si est elle est promise à un grand avenir. Le genre de prestation dont on se dit que c’est trop beau pour être vrai.
Enfin, Airelle Besson est devenue une star, très applaudie par le public.

En seconde partie le trio de Chris Potter augmenté du pianiste James Francies a donné un concert de facture classique mais sans grande surprise.
Ce n’est pas le cas, le lendemain, du solo de Federico Casagrande, dans une salle du palais ducal. Un solo de guitare folk moitié en musique, moitié en paroles car Federico est un grand bavard qui raconte par le détail l’histoire de chacun des morceaux. C’est drôle et sympathique. Cette musique est très fine et délicate et ce concert de midi laisse l’âme baroque…

Puis dans la soirée, loin, à la périphérie de Nevers, l’espace Stéphane Hessel accueille le trio Journal Intime pour un nouveau programme qui s’appelle Standards et qui donc, sans surprise, propose des standards. Mais comme c’est Journal Intime ces standards sont malaxés, dilués, transformés et il est parfois difficile de les reconnaître. Leurs arrangements aériens sont à leur image, fraîche, très rythmique et très dynamique.

Joëlle Léandre et Josef Nadj. Photo Christophe Charpenel.

Plus tard et plus loin, deux sorcier.e.s sont venus exécuter une danse rituelle, tribale et brute. Sous les masques, rugissaient Joëlle Léandre et Josef Nadj. Le spectacle Penzum est un moment pictural où dansent la contrebasse, les dessins et les masques. Surprenant, il laisse le goût amer de l’étrange. Il est difficile de rentrer dans le spectacle mais tout aussi difficile d’en sortir. Une longue pause est nécessaire avant le quartette d’Andy Emler et le programme Running Backwards. C’est un programme politique puisqu’il déplore le retour en arrière de notre société aussi bien sur le plan idéologique, économique qu’écologique. Avec son écriture singulière, le pianiste a donné à ses trois compagnons de route une couleur bien précise et dresse ainsi un portrait attristé du monde. C’est une musique riche mais malheureusement le son de la grande salle faisait vraiment défaut (il n’y avait ni graves ni aigus ; le concert sonnait parfois comme un MP3. Quel dommage.)

Le lendemain, un concert illustré — un petit peu pour les enfants et un petit peu pour les parents— proposait de mettre en musique Les Sept messagers, la nouvelle de Dino Buzzati, avec des mandolines. Puis, au Café Charbon — la salle de musiques actuelles de Nevers — c’est le groupe Hi-Hat Brass Band, une fanfare énergique qui joue avec le rappeur Doven. C’est bruyant et sans intérêt. Une cure de silence plus tard, on s’installe pour assister au spectacle de David Lescot et Emmanuel Bex, La Chose Commune.
La Chose Commune raconte l’histoire de la Commune jusqu’à la Semaine Sanglante. La Chose Commune adopte le point de vue des communard.e.s et parle à ceux qui n’ont jamais été aimés des Versaillais. La Chose Commune s’adresse aux gens qui ne supportent plus les injustices. C’est un plateau fantastique (Elise Caron, Mike Ladd, Géraldine Laurent, Simon Goubert sont à l’œuvre aux côtés de Lescot et Bex) et un spectacle très bien écrit. On reste captivé du début à la fin ; pas seulement à cause du texte mais aussi à cause de la mise en espace, de la narration musicale et du sujet surtout. La Chose Commune est un spectacle qui fait du bien quand on a l’esprit libre et le cœur à gauche.

Tout aussi politique, le concert suivant de Shabaka & the Ancestors présente des musiciens qu’on dirait gantés de noir et qui s’affirment et protestent contre la situation des Noirs dans le monde actuel. Massés au centre de la scène, collés les uns aux autres, les musiciens font bloc et la musique, qui ressemble beaucoup à celle de Pharoah Sanders un demi-siècle plus tard, est chaude, les solistes ne déméritant pas.
Le lendemain, juste avant de partir, j’ai la chance et le temps d’assister au duo Jazz Before Jazz de Lionel Martin et Mario Stantchev qui joue la musique de L.M. Gottschalk. C’est frais, c’est chic, c’est à la hauteur du disque, ou l’inverse.

Roger Fontanel signe une fois encore une belle programmation qui défend tous les jazz, toutes les générations et les musiciennes aussi bien que les musiciens. Ce n’est pas le cas de tout le monde, il faut donc le noter. Et D’Jazz Nevers Festival mérite toujours autant sa place parmi les meilleurs festivals de l’hexagone.