Si l’on suit le raisonnement du philosophe grec Démocrite d’Abdère (-460 BC), « Tout ce qui existe est le fruit du hasard et de la nécessité ». Aussi, jeter des pièces [1] laisse entendre - qu’il s’agisse de tirer à pile ou face ou de faire un vœu dans une quelconque fontaine - qu’on s’en remet à la providence. Est-ce la volonté de la compositrice et pianiste Luzia von Wyl ? Pour son second album avec son ensemble paru chez HatHut, elle semble plutôt se ranger du côté du jeu ; pas forcément celui des instruments, même si de ce point de vue, de la clarinette basse de Luka Roos au violon de Vincent Milioud, nouveau venu dans l’orchestre de onze pièces, tout semble parfait. Il s’agit davantage de l’aspect ludique des choses, une facette pétillante de la Suissesse que nous avions déjà pu constater sur Frost, son précédent album. Sur « Solifati », pièce pivot de l’œuvre, elle lance un thème au piano, qu’on pourrait croire sortie d’une musique de film de Dany Elfmann, puis laisse les bois s’en emparer, le basson de Maurus Conte colorant tout ceci d’un third stream particulièrement moderne et vivace. Plus loin, la flûte d’Amin Mokdad chamboule la mélodie sans violence et l’oblige à se reconstruire dans le chahut. Enfantin et virtuose, à l’image du reste de l’album.
Il est fascinant d’observer la trajectoire ascendante de Luzia von Wyl. Découverte en 2015 de ce côté-ci du Léman, elle voyage déjà entre les rives de l’Atlantique où ses partitions sont jouées et les commandes affluent, souvent pour des instrumentariums complexes. L’Ensemble en est d’ailleurs le laboratoire, où ses choix esthétiques s’affinent. On reconnaîtra notamment, dans le dialogue entre le marimba de Raphaël Christen et le violoncelle de Jonas Iten sur l’orientaliste « Antumbra », certaines obsessions dans l’agencement des timbres et les atmosphères chaudes et vives, comme on l’avait vu dans Red . Les morceaux crépitent tel un feu de joie, et s’ils semblent assez indépendants entre eux (« Chromatika » a été écrit au début de la décennie), ils témoignent d’une véritable progression, l’orchestre gagnant en consistance à mesure que le disque avance. Si la collaboration de la musicienne avec le quatuor Ixi et Dejan Terzic a eu un effet, c’est bien sur la présence renforcée d’une batterie en plus du marimba. Elle existait déjà dans Frost, mais Lionel Friedli, nouveau venu apprécié dans Le Pot, lui donne plus de consistance et insuffle sa puissance au mouvement permanent (« Akumal », sautillant en diable.)
Luzia von Wyl nous le confiait dans un entretien : elle pense à beaucoup de saynètes lorsqu’elle écrit sa musique. « Akumal » évoque une plage dans le sud du Mexique, « Wasps » et ses deux flûtes (André Loetscher est invité sur ce titre) font songer à une parade amoureuse, avec ses circonvolutions et ses accélérations soudaines. L’imagination est au pouvoir dans Throwing Coins, elle bondit, s’esclaffe et étincelle. Néanmoins, jamais la pianiste ne se laisse déborder ou détourner. Elle tient cet orchestre avec une fermeté bienveillante et beaucoup de maturité. Alors corrigeons immédiatement Démocrite : le talent de Luzia von Wyl ne relève en rien du hasard. Mais écouter ce disque constitue en revanche une absolue nécessité.