Portrait

Martial Solal, l’homme de bonne composition

Portrait en citations rompues et échanges épistolaires à l’occasion du dossier consacré au musicien.


Martial Solal © Michel Laborde

Martial Solal est réputé, entre autre, pour glisser des bribes d’un morceau dans un autre pendant qu’il joue : une citation. Celle-ci arrive sous les doigts, selon l’inspiration, et elle évoque soit une autre couleur harmonique, mélodique, comme une fenêtre ouverte dans un couloir – l’idée d’un lieu adjacent, soit par son titre, une corrélation signifiante, un jeu de mot, une réponse.

Martial Solal © F. Journo

Aussi, pour réaliser ce portrait global et collectif du musicien, j’ai piqué à droite et à gauche des citations de Martial Solal, dans des entretiens qu’il a donnés (ici ou ailleurs) et j’en ai truffé cette présentation. À lui ensuite de s’en amuser.

De fait, il n’y a pas de musicien de jazz vivant plus documenté que Martial Solal. Livres, documentaires, sites internet, articles… il existe tellement de témoignages et d’analyses que tout le corpus musical a été décortiqué, toute sa biographie publiée. On trouve des entretiens du musicien sur plusieurs décennies et les dernières années, la technologie permet de proposer en ligne de nombreuses vidéos.
Aussi, on y trouve quelques grandes thématiques sur lesquelles le pianiste revient régulièrement.

Le compositeur
Lorsqu’il déclare : «  Je souffre lorsque quelqu’un ne comprend pas ma musique. C’est une souffrance à gérer », on sent une angoisse sourdre chez le musicien.

Mon ambition a toujours été la composition

Il y a, tout le long de ses entretiens, une même et régulière complainte, celle de se sentir mal compris, mal aimé, jusqu’à déclarer « Le temps a passé, et pourtant je dois dire que ça ne m’a jamais quitté, cette “honte” d’être musicien de jazz. »
Cette « honte », c’est sûrement celle de ne pas avoir été considéré comme un pianiste de musique classique, mais surtout comme un compositeur. Et pourtant, la reconnaissance arrivera vite et ne le quittera jamais.
C’est d’abord la composition qui va le rendre célèbre au-delà du jazz, avec les partitions pour musiques de film, dont À bout de souffle de Jean-Luc Godard. Et ce sont encore ses compositions qui sont jouées par d’autres musiciens aujourd’hui.

Pour réaliser ce dossier, nous avons échangé quelques mots et à propos de la composition et il m’a répondu ceci : « L’un des aspects majeurs de ma vie est la composition. Je suis entré à la SACEM à 18 ans. Mon ambition a toujours été la composition. Écrite ou improvisée. Avez-vous assisté au concert du 11 septembre dernier à Radio-France ? [1] Si c’est le cas, vous me comprenez certainement. Évidemment, j’aimerais que vous connaissiez bien cette partie de mon travail, la musique écrite, à laquelle les journalistes n’attachent pas d’importance, ce qui devrait changer dorénavant, du moins je l’espère…  ».

Le métier de musicien
De même, on retrouve dans nombre de ses entretiens, cette espèce de plaisir malin à avoir su traverser le siècle en vivant du jazz, comme une sorte de jeu de piste dont il aurait décroché le pompon. « Quand j’étais jeune, on me disait que le jazz ne me mènerait pas loin et qu’à trente-quarante ans je devrais me trouver un vrai métier. Et j’en joue encore… »

Martial Solal / Studio

Je lui ai demandé de commenter cette citation suivante « J’ai toujours eu de l’ambition pour le jazz. Pas pour moi. Pour la musique. » qui date de 2005. Il a tenu, 15 ans plus tard, à expliquer ses propos : « Ce que l’on pense peut évoluer à quinze ans d’écart. En fait, je disais mes espoirs pour le jazz bien plus tôt, à une époque où le jazz était encore considéré comme une musique « populaire », de danse, pas tout à fait digne d’avoir la même considération que la musique écrite, dite improprement classique car il ne suffit pas qu’une œuvre soit écrite pour avoir droit à ce qualificatif…
Je disais depuis les années 50 que le jazz devait se constituer des œuvres durables, pensées, enregistrées, donc écrites.
Duke Ellington, John Lewis… j’ai toujours essayé d’œuvrer dans cette direction, pensant que la démarche allait de soi et que de nombreux compositeurs, de préférence les meilleurs, partageraient mon point de vue. Je ne connais évidemment pas tout ce qui a pu être fait dans cette direction.
 »

Ceux qui ne m’aiment pas m’appellent Jo Jaguar

L’humour
L’humour chez Martial Solal est également un sujet qui a fait couler beaucoup d’encre, tant cet outil le caractérise. Autant dans sa façon de parler, de jouer que dans les calembours de ses titres, le choix des citations qu’il sait glisser, il y a toujours un amusement bienveillant et auto-dérisoire qui anime le personnage.

Dans sa longue discographie, on trouve une petite perle anecdotique mais savoureuse, c’est le disque Jo Jaguar ‎– Son Piano Son Trio sorti chez Vogue en 1956. Une pochade de l’époque où il était pianiste de Hubert Rostaing qui avait pris le pseudonyme de Earl Cadillac pour vendre des disques « de jazz variétés, le jazz sans à-coups, sans gêne pour l’auditeur, sur des thèmes que tout le monde était peut-être censé connaître, enfin donc du jazz commercial  ». Dans la foulée, le label lui propose d’essayer en trio sous le pseudo Jo Jaguar, mais le disque ne marchera pas. Ce sera la fin de sa carrière de variétés et cela lui fera dire : « Ceux qui ne m’aiment pas m’appellent Jo Jaguar.  »

Le langage
En 2019, il joue en solo à la salle Gaveau, son dernier concert à ce jour, et s’amuse avec le public, comme un jeune pianiste débutant timide et maladroit. Mais chaque pièce est signée de sa main sûre : ruptures rythmiques et mélodiques, traits rapides, accords riches et percutants, déconstruction des thèmes, re-harmonisation, profondeur de champ, clarté du discours…
Et s’il faut revenir sur la composition, elle ne consiste pas seulement en l’écriture orchestrale sur partition, mais se construit aussi dans cette fascinante anticipation de l’improvisation qui, à force d’éléments narratifs assemblés sous nos oreilles, fait œuvre. Comme un habile joueur de Rubik’s Cube qui résoudrait le casse-tête des 6 faces en quelques secondes. Cet habile joueur confie avec ironie : « J’espère qu’on va bientôt dire de moi : il joue bien pour son âge ! »

La mort n’est rien, c’est mourir qui me paraît le plus « gênant »

Et Dieu dans tout ça ?
En octobre 2020, je lui rappelle une citation de 2005 : « Dieu, j’ai cessé d’y croire en même temps qu’au Père Noël, à l’âge de 6 ans » et lui demande comment il conçoit la mort, sachant qu’il ne conçoit pas la vie sans dérision ni humour ?
«  J’ai probablement dit cela, mais c’est faux. J’ai continué à croire au ciel jusqu’à l’âge de 30 ans environ. La vie sans dérision, je ne sais plus, mais sans humour, cela me paraît difficile…
La mort et l’humour ne me semblent pas faire bon ménage.
La mort n’est rien, c’est mourir qui me paraît le plus « gênant ».
 »

Martial Solal

Pour finir, son résumé sur ce presque siècle d’existence et ces quelques 70 années de carrière est le suivant : « Ma fierté, c’est d’avoir eu la chance d’être singulier, d’avoir un langage différent, puis d’avoir pu, grâce à un travail technique et intellectuel, arriver à l’exprimer, voilà. C’est le résumé de ce que j’ai fait, mais si on entre dans le détail, je crois avoir tout fait. Tout ce qu’on peut faire dans ce métier de musicien : du piano-bar au concert classique, en passant par la pédagogie, la musique due au cinéma… Je ne peux pas en faire plus, hein, faudra vous en contenter !  »

Pour s’en contenter, Citizen Jazz propose donc ce dossier qui comprend tous les articles et photos publiés depuis 2001 (et qui comportera ensuite tous les articles à venir) et qui concernent le musicien.
Sachant que Martial Solal est un lecteur régulier du magazine, abonné à la newsletter, qui y a aussi contribué une fois, il y a une certaine pression sur nos épaules… on mise donc sur sa bienveillance, lui qui déclarait : « une majorité des gens qui écrivent, dans la presse spécialisée ou dans les quotidiens, sont des gens de talent, qui savent, en général, très bien écrire, qui adorent la musique et qui en parlent bien. Mais y a quand même quelquefois de graves erreurs qui sont dues au fait que ils sont restés amateurs, certains d’entre eux.  ».
On croise les doigts.

par Matthieu Jouan // Publié le 8 novembre 2020
P.-S. :

Citations tirées de :
- Citizen Jazz
- « Martial Solal ouvre son carnet de notes », La Tribune. 2010
- « Martial Solal : A force d’humour ». Bruno Pfeiffer, les Dernières Nouvelles du Jazz
- Entretien avec Frank Bergerot, 30 janvier 2018 dans Jazz Magazine
- Martial Solal et Franck Médioni, Ma vie sur un tabouret : autobiographie, Actes Sud, 2008.
- Grands Entretiens/ Musique Mémoire sur l’INA

[13 concertos pour solistes et l’Orchestre National de France à réécouter sur la page de France Musique.