Entretien

Martial Solal sur le bout des doigts

Un entretien avec Benjamin Moussay au sujet de Martial Solal

Benjamin Moussay, photo Christophe Charpenel

Lauréat du concours international de piano jazz Martial Solal en 1998, Benjamin Moussay est apprécié aujourd’hui pour sa participation à de multiples projets dans lesquels il apporte un imaginaire malléable. Que ce soit sur des claviers ou sur un piano acoustique, il est le parfait exemple de ces musiciens capables d’inventer un langage neuf. C’est au sujet du grand Martial Solal que nous avons souhaité l’interroger. Ses réponses enthousiastes montrent son admiration pour le maître dont il connaît le travail sur le bout des doigts.

- Quel est votre premier sentiment lorsque vous écoutez Martial Solal ?

J’adore ! Ça me parle, c’est tellement libre, clair, précis, original, inventif, tout en restant profondément ancré dans le jazz.

- Que vous évoque l’écoute de cette version de « Caravan » ?

J’y entends un panel très varié d’émotions et de couleurs, presque cinématographique, une conduite du discours extrêmement claire et parfaitement logique et naturelle, un feu d’artifice pianistique, mélodique et harmonique maîtrisé à la perfection. Martial Solal est vraiment un maître.

- D’après vous, quel rapport Martial Solal entretient-il avec les standards ?

Je pense que ça fait partie de son ADN. Il les a tellement joués, avec les plus grands. L’entendre jouer des standards (je pense par exemple au merveilleux disque solo Martial Solal improvise pour France Musique) est aussi pour nous l’occasion d’être encore plus frappés par son génie : on connaît le terrain de jeu, la mélodie, les accords, et entendre ce qu’il en fait, comment il se les approprie et comment il y insuffle ses immenses talents de compositeur et d’improvisateur est tout simplement époustouflant.

- Malgré une approche multidirectionnelle, Martial Solal ne s’éloigne jamais de la mélodie qui, même de manière implicite, reste toujours présente. Quel rapport entretient-il entre la structure du morceau et la chanson ?

Martial respecte toujours à la lettre la structure du morceau. Ici on a « Caravan » de Juan Tizol, dont la forme est AABA (8x4=32 mesures). Le A est lui même scindé en deux parties : 6 mesures avec la mélodie caractéristique suivie de la descente chromatique, puis deux mesures avec une note tenue sur l’accord de Fa mineur. Le B comporte 3 phrases de 2 mesures et une tenue de 2 mesures avec donc 4 accords différents, chacun durant 2 mesures.

Martial joue une forme très simple : brève introduction libre, AABA 3 fois, coda autour de Fa mineur. Le tempo de base est plutôt rapide. Il profite ici de la grande liberté qu’offre le piano solo pour traiter la forme de manière « élastique » : il prend la liberté de rallonger telle ou telle section, de rester plus longtemps sur un accord ou l’autre (dernier A première et seconde grille, premier A dernière grille par exemple), de changer le tempo (premier A troisième grille) voir de jouer « rubato » (tempo flottant) (dernier A seconde grille), ce qui nous fait voyager dans plein d’univers différents, le respect de la forme étant le ciment qui donne une très grande cohérence à l’ensemble.

l’équilibre parfait entre inventivité et lisibilité du discours

Quant à la mélodie, elle est omniprésente et étaie également l’architecture du morceau : Martial commente, s’évade, digresse, et revient toujours à des fragments de la mélodie qui lui servent comme des pivots pour rebondir sur une nouvelle idée. D’où l’équilibre parfait entre inventivité et lisibilité du discours.

- Son imagination semble sans limite et se renouvelle sans cesse. Y a-t-il toutefois des formules sur lesquelles il s’appuie et qui lui serve de matrice ?

Martial, comme tous les improvisateurs de génie, a développé des formules et des modes de jeu caractéristiques qui font qu’on le reconnaît dès la première note. Cette version de « Caravan » en contient tout un florilège. Mais ce qui est frappant, c’est qu’à aucun moment il ne se réfugie dans des clichés, au contraire j’entends dans son discours une grande spontanéité. Son langage musical et instrumental lui sert d’outil pour exprimer dans l’instant le fil de ses idées.

- Lorsqu’il improvise, par quoi est guidé Martial Solal ? Son humeur ou sa technique ? Et devant tant de propositions, qu’est ce qui tient un morceau dans son ensemble ?

Je pense qu’il est guidé par le flux musical, qui est un ensemble regroupant la technique, l’humeur, et surtout l’instant présent. Ce qui tient le morceau, comme dit plus haut c’est la cohérence par rapport à la forme de la chanson, et de la mélodie. Martial nous emmène dans le morceau, zoome, dé-zoome sur tel ou tel détail, s’attarde par-ci, passe par-là, mais finalement on entend tout simplement « Caravan » trois fois de suite, au travers d’un kaléidoscope de couleurs et de détails.

- Martial Solal a un jeu de doigts et de mains très souple. Il semble ne fournir aucun effort. Comment fait-il pour parvenir à une telle dextérité ?

Je sais que Martial a énormément travaillé sa technique pianistique tout au long de sa vie (je crois même savoir qu’il l’a complètement repensée dans les années 70 suite à une discussion avec Pierre Sancan). C’est un monstre de travail, qui joue parfaitement de nombreuses pièces du répertoire classique, d’où cette merveilleuse fluidité, ce son cristallin, et cette capacité qu’il a à jouer en temps réel ce qui lui passe par la tête.

- Quel disque de lui conseilleriez-vous ?

Martial Solal improvise pour France Musique ou alors les sessions en trio de 1961 et 1962 avec Daniel Humair et Guy Pedersen, et aussi Sans tambour ni trompette

- Avez-vous une anecdote de concert à nous raconter à son sujet ?

Il y a quelques années j’ai eu la chance de participer à une soirée en son honneur au festival Jazz à Vienne.
En première partie nous avons joué une pièce pour 6 pianos + section rythmique avec Franck Avitabile, Pierre de Bethmann, Manuel Rocheman, Franck Amsallem, Martial et les frères Moutin.
En seconde partie un quartet à deux pianos avec Hank Jones.
Puis en troisième partie une pièce pour le Dodecaband, Martial en soliste et les cordes de l’Orchestre de Lyon dirigées par Jean-Charles Richard.

Martial Solal / Hank Jones © Patrick Audoux / Vues-sur-scènes

Outre l’énergie incroyable de Martial qui a assuré formidablement la journée de répétitions puis le triple concert, je n’oublierai jamais la phrase d’Hank Jones qui avait 92 ans à l’époque et qui prend Martial par l’épaule en sortant de scène après leur set en quartet, lui demande tout sourire :
« Martial, how old are you ? »
Martial répond : « 82 ».
Hank Jones : « You’re a baby ! »