Entretien

Matthieu Donarier, le jardinier explorateur

Au moment de faire paraître son Bestiaire chez BMC, le saxophoniste Matthieu Donarier nous explique les nombreuses combinaisons musicales que ce nouveau projet induit.

© Gérard Boisnel

De retour au disque après une absence discrète sous son nom, le saxophoniste et clarinettiste Matthieu Donarier présente Bestiaire. Forme à géométrie variable qui réunit plusieurs musiciens aux conceptions musicales proches des siennes, ce collectif qui n’en est pas vraiment un - dans le sens où c’est bien lui qui en tient les commandes de manière totalement ouverte - permet de creuser ses obsessions musicales. Son rapport à l’autre et à l’altérité, son goût pour la place des interactions dans le processus créatif, l’aventure du vivre et du jouer ensemble. Voyage par les sons, invention de parcours nouveaux et de paysages jusqu’ici inouïs sont au rendez-vous de cette création atypique dont le premier volet a su séduire la rédaction de Citizen Jazz. Autour de quelques questions, Matthieu Donarier revient sur la genèse, les tenants et les aboutissants de ce projet.

- Qu’est-ce qu’un bestiaire ?

Un Bestiaire, c’est plusieurs choses. Hormis la signification de « gladiateur qui combat des lions dans l’arène », que j’aime bien aussi, c’est surtout un terme générique regroupant différentes sortes de travaux littéraires et graphiques sur la notion d’animalité, voire d’étrangeté : le terme “Bestiaire” a successivement signifié « recueil de contes moraux mettant en scène des animaux » , « galerie de créatures fantastiques », « descriptif des espèces existantes ».

Pour ma part, ce que je retiens de tout ça, c’est ce geste caractéristique de l’être humain qui est d’observer et de fantasmer le monde vivant, et spécifiquement le monde animal présent autour de lui. Une manière à la fois de s’étonner et de se projeter dans un « au-delà de l’humain ». L’émerveillement face à l’altérité, c’est toujours intéressant.   

- Comment avez-vous constitué le groupe ?

J’ai travaillé un bon moment sur la genèse de ce projet. J’aime prendre le temps. Je ne connaissais pas bien tout le monde. J’ai organisé des rencontres, des sessions, souvent en duo au départ, pour jouer et échanger. Puis la création du projet s’est déroulée en trois résidences entre septembre 2018 et juin 2019, avec tout d’abord un premier groupe (Ève Risser, Antonin-Tri Hoang, Karsten Hochapfel et Toma Gouband), puis un deuxième (avec Gilles Coronado, Samuel Blaser, Karsten à nouveau et Christophe Lavergne). La troisième résidence regroupait toute l’équipe, en ajoutant à tous ces musiciens l’éclairagiste Samuel Mary, avec qui nous avons une forte connexion, tant il éclaire comme on joue.

- Bestiaire #01 appelle un #02. Pourriez-vous nous présenter le projet dans son ensemble ?

Le Bestiaire dans son ensemble, c’est donc sept musiciens et un éclairagiste, avec toutes les combinaisons possibles jouables sur scène : tous les duos, trios, quartets, et jusqu’au tutti sont jouables et opérationnels désormais. Nous ne jouerons jamais toutes les possibilités !

Quant à la numérotation présente sur la couverture du disque, elle ne concerne que les albums que je souhaite enregistrer au long de cette aventure. Comme il m’est impossible de réaliser un album par combinaison de musiciens, je projette un triptyque avec un Bestiaire #02 comprenant Gilles Coronado, Karsten Hochapfel, et Christophe Lavergne, puis un #03 comme une suite de formations différentes : duos, trios et forme complète.

Pour l’instant c’est comme ça que je le vois en tout cas… Je me laisse le temps et la liberté de faire bouger les lignes.

- À travers les titres de ce disque mais également dans la musique jouée, on sent un rapport fort au voyage et à la nature. Sans, pour autant, tomber dans la musique programmatique, est-ce une manière de donner une ligne d’horizon au répertoire ?

Peut-être, je ne sais pas trop ce qui nourrit l’un ou l’autre en premier…Disons qu’une sorte de fabulation englobe tout ça, elle-même issue de mon propre vécu et de ce qui m’attire. Je crois que j’ai un rapport intense au voyage, aux lieux parcourus, aux trajets, aux cartes, tout ceci me parle et compte pour moi.

En revanche, si certaines images intérieures peuvent agir comme une sorte de carburant pour l’écriture, je ne cherche absolument pas à décrire quoi que ce soit par la musique, qui évoque et parle à d’autres niveaux, fort heureusement.

Matthieu Donarier, photo Christophe Charpenel

- Comme dans un voyage, pourtant, la musique, et la manière de la mettre en place, semble trouver son épanouissement dans le temps du jeu. Comment travaillez-vous le rapport entre la forme et le geste ? Quel rôle tient l’improvisation ?

À tous les dosages possibles, la confrontation entre contraintes et libertés est intéressante. Je crois que j’aime vraiment tout : la précision parfois très contraignante de l’écriture, autant que tout ce que permet la liberté de l’instant, y compris la modification de la composition elle-même. En fait, le vrai critère déterminant est la connaissance de la pièce. Si on connaît le matériau, on peut vraiment tout faire, y compris le tordre assez fort, sans pour autant perdre le sens.

- La forme justement semble chez vous de plus en plus ouverte mais elle n’est pas, cependant, totalement libre. Comment concevez-vous la composition dans le moment de l’écriture et, ensuite, quelles indications donnez-vous à vos partenaires de jeu pour les amener à donner corps à votre conception musicale ?

Encore une fois, j’aime autant la musique totalement écrite que la musique totalement improvisée, et aussi, évidemment, toutes les manières d’enchevêtrer ces façons de faire : le geste écrit, le geste de l’instant, ce sont deux mondes qui se confrontent et fonctionnent ensemble au final. Lorsque j’écris, j’écris comme je l’entends, comme on conçoit un tableau.

Par la suite, la problématique de chacun, y compris de moi-même, est de trouver le maximum de liberté dans le jeu. Improviser librement vers un thème, par-dessus une écriture, dans un espace prévu à l’intérieur d’une forme écrite, partir d’une écriture pour aller vers une autre, détruire une composition en l’écrasant par une improvisation, revisiter un thème en s’en inspirant sans jamais le jouer, tout ceci fonctionne, ce sont ces actes dynamiques qui font la musique, tout autant que la composition sur laquelle on s’appuie. L’interaction, c’est tellement quelque chose qui compte, quand même. C’est peut-être une des choses les plus magiques qui soient, non ?

- Vous avez mené un duo ponctuel avec le pianiste Albert van Veenendaal en 2014 et, jusqu’à présent, il n’y avait jamais eu d’autre pianiste dans vos environnements en leader. Que souhaitez-vous explorer avec le piano d’Ève Risser ? Qu’apporte-elle à votre jeu d’instrumentiste ?

Pas si ponctuel que ça : la collaboration avec Albert van Veenendaal a duré six ans, de 2009 à 2015, et cet album, The Visible Ones, est l’aboutissement de plusieurs séries de concerts et d’enregistrements.

Ceci dit, c’est vrai, j’ai eu beaucoup plus de collaborations avec des guitaristes ou des contrebassistes qu’avec des pianistes, je ne saurais dire pourquoi. Peut-être parce que j’adore la flexibilité de la guitare, et que finalement, c’est très particulier, le piano. Plus qu’on ne l’imagine ! Après, pour le Bestiaire, je crois que c’est vraiment une histoire d’individus plus que d’instruments. Ève joue surtout avec le temps, l’espace, et tous les sons possibles qu’elle peut tirer de son instrument. C’est ça qui m’importe, c’est sa magie.

- Toma Gouband et Karsten Hochapfel semblent, de leur côté, partager avec vous une conception sensible de la musique dans laquelle le less is more est primordial. Depuis quand travaillez-vous avec eux et qu’appréciez-vous chez eux ?

Leur conception sensible de la musique dans laquelle le less is more est primordial ! Je ne saurais dire mieux.

J’ai rencontré Toma pour la première fois le 14 septembre 2013 : Sébastien Boisseau et moi jouions WOOD au Musée des Beaux-Arts de Nantes, et Toma était venu nous écouter. Très vite, nous avons joué en duo, puis je lui ai proposé d’intégrer ce projet Bestiaire. Toma est un immense musicien qui peuple la musique en permanence, y compris par ses silences. C’est précieux. Quant à Karsten, je le connais depuis 2011, et depuis ce temps nous n’avons cessé de répéter et jouer ensemble. Je pense que c’est une des personnes avec qui je pourrais jouer tout le temps. C’est assez rare, ça.

Matthieu Donarier, photo Michel Laborde

-Explorations paraît sur BMC. Vous avez déjà participé à de nombreux enregistrements pour ce label. Comment se sont organisées les sessions et comment s’est fait le choix de monter ce disque ensemble ?

J’ai commencé à enregistrer avec BMC en 2000, et si ce doit être le treizième ou quatorzième album qui sort chez eux, c’est le premier sous mon nom. Nous nous connaissons très bien et il a souvent été question de travailler ensemble pour mes propres groupes.

Concernant l’organisation, évidemment, nous sommes tombés sur une période particulièrement savoureuse : il a fallu composer avec les deux pays sous Covid, leurs vagues épidémiques successives, leurs différentes périodes de confinements, de fermetures des frontières et autres joyeusetés. Ça a pris un peu plus de temps que prévu.

Quant au choix de monter ce disque ensemble, ça s’est fait très simplement : l’équipe du label était d’accord pour soutenir cette proposition. BMC est une des rares véritables maisons de disques en Europe produisant encore nos musiques libres et indépendantes. C’est une chance énorme qu’ils soient là aujourd’hui.

- Quels sont vos autres projets en cours ?

Il y en a beaucoup, comme d’habitude. La suite du Bestiaire, bien sûr, avec ses différentes déclinaisons ; Cabanes, nouveau duo multi-instruments avec le batteur Gildas Étevenard. Une récente rencontre avec Arnault Cuisinier et Paul Jarret est en train de prendre forme : nous jouons dans quelques jours au Sunset, d’ailleurs. Bientôt apparaîtra Coastline, avec Sophia Domancich, Stéphane Kerecki et Simon Goubert, qui est aussi un quartet en forme d’hommage à Steve Lacy. Dans un tout autre registre, Tableau Nuit et Au Dehors, les deux nouvelles créations du trio Adieu Mes Très Belles, et les 25 ans du trio avec Manu Codjia et Joe Quitzke se profilent à l’horizon.

Parallèlement à tout ça, j’organise régulièrement des sessions en forme de rencontres avec des personnes dont le jeu et la démarche m’attirent, et qui donneront peut-être lieu à des aventures groupes… Bref, les projets sont nombreux, et ça prend forcément un peu de temps pour tout faire éclore. Constant jardinage !