Scènes

Mens Alors ! festival heureux

Compte rendu de quelques journées du festival du Trièves.


Cette 20e édition se déroule avec une météo particulièrement clémente qui a permis à toutes les configurations extérieures de se produire quasiment comme prévu, les organisateurs ne se privant pas de programmer certains évènements dans des lieux atypiques de cette région du Trièves aux décors grandioses.

Audace et accueil pourraient être les maîtres mots de cet évènement. Audace d’une large programmation pour tous, avec une proposition privilégiant les découvertes. Bienveillance des 60 bénévoles et des membres de l’organisation.

En ouverture sous le préau du jardin de l’espace Mixages, le trio Saraï propose des chants poétiques féminins occitans allant du Moyen-âge à nos jours, questionnant l’idée de l’amour. Il est touchant de découvrir que les déclarations amoureuses des temps reculés ne se déclamaient pas seulement entre un homme et une femme. Juliette Minvielle (fille d’André), au chant, maîtrise parfaitement l’occitan et l’accord avec Sophie Cavez à l’accordéon diatonique et Baltazar Montanaro à l’étonnant violon baryton (5 cordes) est à la fois sensible et drôle. Les arrangements musicaux privilégient la légèreté d’une partition enjouée.

Marc Chonier avant le concert de Marion Rampal et Isabel Sörling

Les programmateurs, Marc Chonier et Thibault Cellier, élargissent la diffusion des spectacles hors du village d’origine du festival. Aujourd’hui, c’est à Cornillon en Trièves, à quelques kilomètres de Mens, que la journée commence. Marion Rampal et Isabel Sörling jouent dans le jardin du magnifique domaine des Hautes Glaces, distillerie de whiskys (première ferme distillerie bio au monde, selon le site). Le ciel est azur, la scène est abritée sous un grand parasol, le public en lisière des arbres est installé à même la pelouse et sur des bancs. Les chanteuses ont découvert leur passion commune pour la culture folk alors qu’elles étaient réunies par Anne Paceo pour l’album Shamanes. Marion Rampal débute seule à la guitare acoustique, ses compositions évoquent la vie, les oiseaux, son père qui sifflait, sa voix est libre et les échanges avec le public installent un climat de tranquillité, c’est aussi cela Mens Alors ! Isabel Sörling rejoint son amie au piano puis à la guitare acoustique, frottant les cordes à l’archet. La Suédoise en solo à son tour s’accompagne à la guitare et chante ses chansons d’amour, espoirs et déceptions. Les chanteuses clôturent le concert en un émouvant duo sur A Case Of You de Joni Mitchell.

À noter l’efficacité et la sympathie de l’équipe technique qui s’adapte sans relâche aux lieux et conditions atypiques du festival.

En début d’après midi à la Maison Atelier située à quelques dizaines de mètres de la distillerie, après le grand banquet et le bal surprise animé par Thibault Cellier (contrebasse), Raphaël Quenehen (saxophone ténor), Fidel Fourneyron (trombone), Fawzi Berger (batterie), le spectacle équestre Seul Duel de Mathias Lion débute sur le manège attenant, dont la piste circulaire est entourée de pneus. Maîtrise équestre entre Bartabas, le Cirque Plume et Mad Max face à l’Obiou, décor majestueux. Sous un soleil piquant, la jauge maximum est atteinte. Retour à Mens pour le bal concert gratuit du soir où Impérial Orphéon joue sous la halle du village le répertoire de leur album Seducere. Musique de danse inspirée de folklores de tous bords, les emprunts brésiliens se mêlent à des transes orientales, les valses s’invitent dans des grooves entêtants. Gérald Chevillon (saxophone baryton), Damien Sabatier, (saxophones alto et soprano), Boris Boublil (claviers) et Antonin Leymarie (batterie) pilonnent un set électro-traditionnel puissant.

Thibault Cellier, Fidel Fourneyron, Fawzi Berger, Raphaël Quenehen

Le lendemain en fin de matinée, The Archetypal Syndicate se produit dans le jardin du temple face au Mont Aiguille. Le temps est incertain, un barnum est placé pour protéger les trois musiciens de la pluie qui arrive dès le début du concert. Paul Wacrenier (guembri, percussions, effets), Karsten Hochapfel (guitare, violoncelle) et Sven Clerx (percussions) lancent une transe exploratoire fusionnelle : polyrythmies, écritures croisées, improvisation magmatique. L’ensemble est saisissant en dépit de l’heure et des conditions. À noter l’efficacité et la sympathie de l’équipe technique qui s’adapte sans relâche aux lieux et conditions atypiques du festival. En début d’après-midi, c’est le duo Watchdog qui prend place sous le préau du jardin de Mixages. Le soleil est revenu, le public est toujours présent et les enfants s’amusent dans le bac à sable. Anne Quillier (Fender, Moog, voix) et Pierre Horckmans (clarinette, effets) jouent notamment Fables, leur récent album. Après une introduction planante, on entre dans un monde minimaliste fait d’enchevêtrements poétiques et de curieux arrangements. La pianiste, en choisissant des sons quasiment sans modulation, crée une narration claire et pourtant décalée, le clarinettiste se chargeant sur la plupart des morceaux de re-dé-structurer le son de ses instruments. Ces deux-là savent conter leur monde, fait d’histoires faussement simplistes aux titres fantasmatiques (L’Invasion des lapins gloutons, On chute en gardant les pieds sur terre). Réjouissant.

Antoine Berland, pianiste du collectif des Vibrants Défricheurs, propose Ouate Watt, projet aussi surprenant que passionnant. Dans l’église de Mens, à l’invitation du musicien, les auditeur·rice·s se rassemblent autour d’un instrument caché sous un tissu et placé au centre de la nef. Le claviériste présente Anne-Julie Rollet, discrète metteuse en son placée dans la chaire, et qui a disposé une série de micros dans et à l’extérieur de l’édifice, captant tout évènement sonore pour une interaction avec la musique. Le tout est restitué par plusieurs gros radio-cassettes des années 90 placés sous la nef et spatialisés in vivo. Le pianiste retire le tissu de son clavicorde, ancêtre du piano dont le son s’approche du clavecin, bien que les cordes soient frappées. Le volume, ou dirais-je l’absence de volume de l’instrument le plus discret, force l’écoute et pousse au regroupement. Le pianiste joue un ensemble de pièces qu’il a écrites pour ce clavier. Si son jeu sur les petites touches est parfois acrobatique, il n’empêche en rien une expressivité allant jusqu’au brouillard sonore. Nous écouterons une interprétation étonnante du Concerto à la mémoire d’un ange d’Alban Berg avant un rappel en forme d’amusement lorsque des balles de ping-pong rebondissent dans le cordier. Autre coup de cœur.

Antoine Berland

Bombyx, 23h, Julien Desprez solo. Arrivé en avance à la pépinière d’ateliers artisanaux et artistiques, je peux découvrir dans le hall l’installation du guitariste, à côté d’une dizaine de vélos et posée à la lisière d’un grand cercle peint sur le béton. Une fois le public assis sur le cercle et sur tout ce qui peut servir de siège, le guitariste, placé sur une chaise, déclenche un son fin et progressif bientôt rompu par des frottements sur les cordes de son instrument puis par des hachures brutales créées sur ses pédales dont il joue comme un danseur de claquettes. Julien improvise à partir du squelette de son projet Agora, conçu pendant le confinement de 2020. Appuyé par un éclairage radical en contre-plongée, trois barres de LED puissantes et réactives commandées par le musicien prolongent l’esthétique musicale tranchée et incisive. Plus d’une heure d’une expérience stroboscopique ultra-sonore dans un univers totalement surprenant, original et audacieux.

Un petit podium est installé dans la forêt qui nous préserve de la chaleur.

Le lendemain se déroule au Centre Terre Vivante à une dizaine de kilomètres de Mens, un lieu de 50 hectares ouvert au public et dédié à la culture écologique. Un petit podium est installé dans la forêt qui nous préserve de la chaleur. Le quartet Entre les terres de Jacky Molard (violon) et François Corneloup (saxophone baryton) avec Catherine Delaunay (clarinette) et Vincent Courtois (violoncelle) débute la série de concerts. Ce set pourrait s’appeler Entre les arbres, car nous sommes entourés de hauts pins dans lesquels la musique s’élance sur un pizzicato du violoniste rejoint par la clarinettiste, et bientôt le quartet réuni emporte l’auditoire. C’est une traversée des musiques traditionnelles celtiques, mais pas seulement compte tenu des personnalités des protagonistes, chacun·e apportant sa poétique et ses qualités d’instrumentiste hors pair. Un voyage fluide entre des territoires connus et imaginaires, porté par l’improvisation et sublimé par le lieu. Après ce concert, le public est invité à se déplacer à une centaine de mètres pour découvrir Héloïse Divilly et Vanessa García : les Crépitantes, deux batteuses-percussionnistes, deux cultures. Respectivement de l’Ile de la Réunion et d’Argentine. Les voici positionnées en face à face avec une grosse caisse commune, la tambourinarella, dans les herbes odorantes d’un coteau ombragé. Improvisation aux gestes de chamanes débutant par des frottements de branchage sur les peaux, bols et cymbales, il faut tendre l’oreille car pas de sonorisation ici. Un discours à deux, évocateur de ce que pourraient être des incantations, mais le jouer-s’amuser transparaît dans cette transe offrant des ouvertures pour ceux qui, comme moi, étant trop éloignés, auraient des difficultés à s’ancrer dans le moment.

Voilà 20 ans que ce festival d’échange et création propose des spectacles pour tous avec cette fraîcheur qui le caractérise. Une éternelle jeunesse.