Portrait

Mike Westbrook en solo

Portrait d’un homme-orchestre


La première chose à laquelle on pense, lorsqu’on évoque Mike Westbrook – ce qui ne se fait pas assez souvent en langue française, hélas -, c’est l’orchestre. La bande – The Band, éventuellement -, mais aussi le raffinement des arrangements, le rôle des cuivres, de la voix, la théâtralisation du propos… Rien en tout cas qui suggère la solitude et l’introspection, ne serait-ce que parce que son épouse Kate n’est jamais très loin dans ses projets divers. C’est compter sans la discographie récente du compositeur anglais qui offre à un an d’intervalle deux soli de piano. Enregistrés tous deux à Paris en 2016, ils en disent beaucoup sur l’univers de Westbrook et sur sa conception de l’écriture musicale.

Les jeux de pédales qui prolongent des notes esseulées aux prémices de « Because » nous montrent le chemin. Au milieu des sonnailles apparaît une ligne mélodique qui évoque quelques réminiscences, fussent-elles brisées, parcellaires et rapidement déplacées dans un univers presque monkien quoique délibérément lent. Mike Westbrook prend son temps dans cette lecture des Beatles qui lui est familière : avec Kate Westbrook, Phil Minton et toute sa band(e), il avait réenregistré l’album Abbey Road en 1990, dans un Off Abbey Road devenu culte ; sans parole ni vents, la chanson lancinante de Lennon, marquée par une omniprésence des voix et de l’électricité, prend une tournure minimaliste qui renoue avec ses origines : le Beatle s’était inspiré de la sonate Clair de Lune de Beethoven. Westbrook ne le sait que trop bien et, sur l’album Paris, il s’amuse parfois d’une lecture classique, délaissant les basses appuyées de la main gauche pour flatter les mediums du piano. Une lecture différente de la version de Starcross Bridge, enregistrée en décembre dernier au 19 rue Paul Fort [1] pour une parution chez HatHut, où les basses, davantage sollicitées, offrent une lecture plus jazz.

C’est un exemple de la richesse documentaire que proposent ces disques. Pour la première fois dans sa discographie, Mike est seul et semble se laisser aller aux émotions, sans fil conducteur. C’est bien sûr une illusion puisqu’au contraire, les soli sont parfaitement scénarisés. Le premier, Paris, scinde la narration en quatre parties distinctes où son roboratif « Blues for Terenzi », ici réduit à deux minutes [2] côtoie le « Good Old Wagon » de Bessie Smith dans un chapitre consacré au blues qui mord parfois celui des Love Stories, ainsi qu’on l’entend sur le long et introspectif « View For The Drawbridge » tiré de son album Citadel/Room 315 enregistré en 1971 avec John Surman. D’autres séquences consacrées au piano-bar permettront d’entendre une belle mise en abyme avec l’interprétation du « Solitude » d’Ellington, tout empreinte de spleen. Une métaphore sans doute des musiciens absents qui s’animent sur le clavier de Westbrook : on sait l’importance que revêtent les hommages dans sa discographie, en témoigne notamment Fine’n Yellow ou le récent In Memory of Lou Gare, véritable compilation-hommage de soli d’un de ses musiciens décédés. Même quand il est seul au piano, il semble à l’auditeur que l’orchestre peut surgir ; c’est ainsi qu’il faut écouter « ‘Round Midnight » sur Starcross Bridge, une approche taciturne où le thème reste en filigrane, comme s’il se jouait ailleurs ou s’il tournait dans la tête de l’auditeur perçu comme un intime, un acteur parmi d’autres de la musique en train de se jouer, dans un dialogue permanent entre l’émetteur et le récepteur qui définit une musique généreuse, même lorsqu’elle est réduite pour le compositeur à son plus simple appareil. Le piano.

Mike Westbrook

C’est à ce titre que l’on doit envisager Starcross Bridge comme une œuvre plus aboutie que Paris qui s’apparente davantage à un work in progress, jalon d’une soirée magique célébrant les 80 ans du pianiste [3]. D’abord parce qu’il s’agit du grand retour de Westbrook sur le label à tranche orange où il avait célébré pèle-mêle Rossini et le Duke. Mais surtout parce que le propos s’est affiné, se recentrant sur des figures stylistiques inspirantes, de Thelonious Monk (formidable « Monk’s Mood » à la fois doux et saillant) à Duke Ellington (une version abstraite de « I Got it Bad – And That Ain’t Good » dont les accents concertants rappellent tout le legs de la musique écrite occidentale). Mike Westbrook ne donne pas seulement sa lecture propre ou sa vision du monde à travers un récital. Il écrit au piano sa notice biographique, cite ses maîtres et ses antiennes, construit des ponts entre ses propres émotions avec une grande poésie et des sentiments exacerbés qui ajoutent une dimension supplémentaire à un musicien majeur, quoique trop négligé de ce côté-ci du Channel.

par Franpi Barriaux // Publié le 14 octobre 2018
P.-S. :

[1Ces disques ont été captés à 18 mois d’écart sur le même piano, NDLR.

[2Enregistré dans le très ellingtonien The Orchestra of Smiths Academy en 1998, on le connaît dans une version d’une demi-heure. Ce morceau est un hymne westbrookien…

[3Nous y étions.