Portrait

Mike Westbrook et ENJA : 115 bougies !

En quarante ans, le label ENJA a gagné ses lettres de noblesse en produisant et éditant des légendes du jazz. Passionné, M. Winckelmann a toujours défendu des artistes à l’identité forte, tel que Mike Westbrook, qui fête son soixante-quinzième anniversaire.


En quarante ans, le label ENJA de Matthias Winckelmann a largement gagné ses lettres de noblesse en produisant et éditant des légendes du jazz, d’Eric Dolphy à Albert Mangelsdorff. Véritable passionné, Winckelmann a toujours défendu des artistes à l’identité forte, tel que Mike Westbrook, qui fête son soixante-quinzième anniversaire. L’occasion de souffler avec gourmandise les bougies de deux gâteaux...

Il n’y a pas de hasard, avec les anniversaires. Alors que le prestigieux label allemand célèbre ses quarante ans, on fête aussi le soixante-quinzième anniversaire de Mike Westbrook. Ce compositeur, pianiste et tubiste anglais né en 1936 non loin de Londres est l’auteur de plus d’une trentaine d’albums, dont six chez ENJA. Injustement méconnu du public hexagonal, il est certainement un des plus artistes actuels les plus atypiques. Comme Winckelmann, il anime depuis plus de quarante ans la scène jazz européenne, que ce soit en petite formation ou avec son grand orchestre à géométrie variable, le Mike Westbrook Orchestra (MWO) qui peut compter plus d’une vingtaine de membres.

La musique de cet inclassable compositeur peut se répartir selon trois axes forts : la théâtralité et le verbe, l’attachement à une certaine scène rock britannique, et surtout un indépassable amour de Duke Ellington [1]. Cela se sent notamment à travers ses disques pour ENJA, toujours disponibles à l’heure actuelle.

La théâtralité de sa musique tout d’abord. Sans qu’on puisse vraiment parler de concept albums, il y a un propos, un motif, une histoire. Ainsi, Fine and Yellow, dernier disque autoproduit de Mike Westbrook et sa femme Kate, évoque des amis décédés, et le très beau Platterback (1998), en quintet avec Stanley Adler au violoncelle [2] les destins croisés de voyageurs à bord d’un train : si l’une est gaie car elle rentre chez elle, l’autre quitte sa bien-aimée pour partir à la guerre. Cette comédie musicale de poche jouée comme une pièce de théâtre met en scène les chansons sans pour autant négliger la musique, très riche, en travaillant notamment le mariage des timbres du violoncelle et de l’accordéon de Karen Street [3]. De Mingus à Ellington en passant par le Third Stream et la pop music environnante, la musique de Westbrook cherche dans l’éclectisme le moyen le plus sûr, le plus efficace, de nous immerger dans ses histoires.

La carrière de Westbrook a d’ailleurs commencé au théâtre [4]. En 1971, en parallèle de collaborations avec John Surman ou Kenny Wheeler - citons le magnifique Citadel Room 315, il écrit déjà pour le Royal National Theater. D’où, sans doute, l’influence évidente de Kurt Weil, entre autres sur Bar Utopia, un de ses disques ENJA (1996) ; on y retrouve les éternels comparses Peter Whyman et Chris Biscoe aux saxophones et aux clarinettes, au sein d’un Big Band Cabaret luxuriant. Biscoe, grande figure du jazz britannique (notamment en trio avec Tony Mash et John Edwards), est le double musical de Westbrook ; comme lui, il préfère la construction de la pâte orchestrale aux successions de solos. Avec cet orchestre, Westbrook travaille ses sections comme un perpétuel labyrinthe : voir ce « Bar Utopia » final où le big band agence littéralement l’espace musical comme un orchestre classique. Il est d’ailleurs fréquent que les formations de Westbrook laissent une place assez limitée à la rythmique, et il lui arrive même de s’en passer.

Amateur de cuivres et de bois qu’il arrange à merveille, Westbrook ne se lasse pas des mots, primordiaux dans son œuvre. La voix de Kate Westbrook est omniprésente, et de Phil Minton à John Winfield en passant par Matthew Sharp, les chanteurs et la poésie ont toujours occupé chez lui une place de choix. Dans son imposante discographie, London Bridge Is Broken Down, créé à la demande du Festival International du Jazz d’Amiens en 1987, en est un brillant exemple. Écrit autour de poèmes d’Andrée Chedid ou de Wilhelm Bush, entre autres, cet album voyage avec raffinement au cœur de l’Europe, entre tumulte et contemplation comme entre vie et mort ; c’est d’ailleurs un thème chez Westbrook. En 2003, ce dernier signe chez ENJA Chansons Irresponsables, un projet étrange, entre naturalisme et poésie populaire, autour du phragmite des joncs, petit oiseau des prairies anglaises distingué par les naturalistes pour son « irresponsible song ». A partir de ce chant anarchique, Westbrook construit une réflexion globale sur la musique et plus particulièrement le jazz, son universalité - les poésies sont en quatre langues - et la difficulté de lui trouver une définition claire. Est-ce le traditionnel « Careless » [5] qui prend des inflexions contemporaines avec le violon alto de David Lasserson, ou le texte de ce poète latin du Ier siècle qu’on croirait dicté par Mingus ? Westbrook ne tranche pas. Refusant vigoureusement toutes les cases préconçues, il crée sans ce soucier des entomologistes. N’est-ce pas là un bon début de définition ?

C’est avec ce même esprit d’éclectisme que Mike Westbrook a toujours tutoyé le rock, sans pour autant s’inscrire dans tel ou tel mouvement, même l’école de Canterbury - alors qu’il l’a côtoyée - mais en gardant jalousement son indépendance. Sa seule véritable incursion sur cette scène reste The Orckestra, fondé en 1977 avec les musiciens d’Henry Cow. De cette alliance, il restera la participation de Lindsay Cooper au MWO. Cette fantastique multi-anchiste, qui depuis a dû mettre fin à sa carrière à cause de problèmes de santé, fera entrer le timbre du hautbois et du basson dans la musique de Westbrook. Celui-ci enregistre aussi, dès 1972, avec un groupe de jazz-rock Solid Gold Cadillac. De cette expérience, il gardera à ses côtés Brian Godding [6], imposant guitariste qui l’accompagnera jusqu’en 90, ainsi qu’un projet fou soutenu par ENJA : une reprise intégrale du disque Abbey Road des Beatles en octet sans basse à cordes au festival de Willisau.

Off Abbey Road a dû affoler la tension artérielle de quelques beatle-maniaques intégristes... Mais tous ceux qui, comme Westbrook, reconnaissent pour lui-même le talent des Beatles et de Sir George Martin apprécieront la profondeur de cet album, sans doute un des plus jouissifs enregistrés autour des petits gars de Liverpool. Au-delà de l’exercice de style où l’humour n’est jamais loin (Phil Minton éructant « I Want You » en lieu et place de Lennon et le célèbre riff de McCartney au tuba). Très loin des reprises compassées qui insultent les Beatles autant que le jazz, Westbrook n’adapte pas les chansons mais en déroule le fil et l’étire pour lui donner une nouvelle dimension. Ainsi « Here Comes The Sun », bluette psychotrope de George Harrison, devient par la grâce d’un solo de clarinette signé Peter Whyman une pièce abstraite que n’auraient pas reniée certains compositeurs contemporains. Sous sa baguette, la musique des Beatles est honorée, et il démontre qu’une musique bien écrite peut se permettre tous les malaxages, de quelque nature ou de quelque chapelle qu’elle soit.

Enfin, avec l’influence centrale de la musique écrite européenne, il y a cette passion pour Duke Ellington [7] et, à travers elle, pour les arrangements luxueux et très ouvragés, qui démontrent d’ailleurs sa solide culture classique. Deux albums récemment ressortis chez Hat-Hut sont à (ré)écouter sous ce prisme ; ce sont de magnifiques portes d’entrée dans le monde de Westbrook. Rossini (1986) répondait à une commande de la ville de Lausanne pour l’anniversaire de Guillaume Tell [8], et On Duke’s Birthday est un hommage appuyé à son modèle, entre défiance et déférence, même si aucun des morceaux joués n’est signé Ellington. Défiance par les astuces trouvées dans certains morceaux où le chant guttural de Kate Westbrook remplace les sourdines des trompettes (« On Duke’s Birthday 1 »), ou quand la guitare du fidèle Brian Godding vient emporter d’un riff acide toute une construction de cuivres (« On Duke’s Birthday 2 »). L’exercice - périlleux - est remarquable, car dans certains cas (« Music Is... »), il faut consulter plus d’une fois la pochette pour s’assurer qu’Ellington n’est pas l’auteur du morceau ! Déférence enfin lorsqu’on retrouve cette appétence pour les cuivres et cette érudition en matière d’arrangements dans des pièces sous forme de suites où on sent bien la volonté de travailler les timbres classiques avec des instruments peu communs dans les big bands de jazz (le cor anglais de Kate Westbrook, le dialogue violoncelle/violon de Georgie Born et Dominique Pifarély...)

L’un des morceaux-phares de Westbrook dans cet hommage, « Checking at Hotel Le Prieuré » sera repris en 1998 dans The Orchestra of Smith’s Academy que les spécialistes considèrent comme un de ses plus beaux disques [9]. Enregistré en public au Royaume-Uni en 1992 pour ENJA, il rassemble, outre Pifarély, la plupart des compagnons de route de Westbrook, tels le saxophoniste Alan Wakeman ou le tubiste Andy Grappy (Tous deux également présents sur Off Abbey Road). Outre une citation de Shakespeare dans « Measure for Measure » et un hommage posthume à l’un des membres de l’orchestre, le tromboniste Danilo Terenzi, c’est là un des rares albums où on trouve in extenso un morceau d’Ellington (avec l’album Stage Set, enregistré en duo avec Kate en 1995). « I.D.M.A.T » (pour « It Don’t Mean a Thing ») donne certaines clés d’orchestration qui rappellent celles de Matthias Rüegg avec le Vienna Art Orchestra : voir le solo de vibraphone d’Anthony Kerr ou encore l’agencement général de l’orchestre, porté par la rythmique virulente de Steve Berry à la contrebasse. A maints égards, le morceau est comme un résumé assez pertinent du propos de Westbrook.

A l’occasion des 75 ans de Westbrook, ENJA réédite The Cortège (voir la chronique, qui est un jalon important dans la discographie de l’Anglais, voire un des sommets de sa carrière. Paru au début des années 80, il semble issu de toutes les caractéristiques et de toutes les obsessions de Westbrook, et bénéficie d’un orchestre d’une rare qualité. Cet album consacre avant tout la parole d’un compositeur d’exception dont le talent est de ne pas se cantonner à un style afin de mieux les embrasser tous et en avoir une vision panoramique. À ceux qui reprochent à Mike Westbrook ce même statut complexe de touche-à tout inclassable, on conseillera de profiter du double cadeau d’anniversaire que leur fait là Matthias Winckelmann. Il leur permettra de découvrir un musicien qui, souhaitons-le, n’a pas fini de nous surprendre.

par Franpi Barriaux // Publié le 20 février 2012

[1On constatera sur cette vidéo présentant sa salle de musique qu’un portrait d’Ellington trône d’ailleurs au-dessus de son bureau.

[2Ce disque, toujours disponible lui aussi, est sorti chez Voiceprint/Jazzprint.

[3K. Street est par ailleurs saxophoniste dans nombre des spectacles de Westbrook, qui privilégie souvent les poly-instrumentistes.

[4C’est à cette époque qu’il croise un autre jazzman anglais fantasque, Lol Coxhill, et on peut regretter qu’ils n’aient jamais enregistré ensemble.

[5En fait « Careless Love », un blues rendu célèbre par Buddy Bolden ou Bessie Smith...

[6Qui a joué avec Magma au milieu des années 70 et apparaît sur Köhntarkörsz (1974).

[7A découvrir dans ce témoignage vidéo, enregistré en 2001 avec le Big Band RTV Slovenja.

[8Dans le cadre du festival du théâtre contemporain, Westbrook a donné une adaptation pour brass band de l’Ouverture de Guillaume Tell (on peut l’entendre sur le dernier morceau de l’album). Ravi du résultat, et surtout étonné par la richesse et le double-sens que pouvaient revêtir ses arrangements, il a ensuite repris d’autres morceaux du célèbre Italien.

[9On peut en voir un extrait vidéo ici .