Chronique

Orchestre National de Jazz

Denis Badault 91-94

Label / Distribution : Abeille Musique

L’arrivée à la tête de l’Orchestre National de Jazz du pianiste Denis Badault, en 1991, accentue encore la rupture avec la conception première, institutionnelle, de cette formation, qui s’affirme alors comme véritable objet d’appropriation, une orientation amorcée par son directeur précédent, Claude Barthélémy.
Mais elle est aussi la marque d’une continuité : ce trentenaire avait été membre de la première mouture, sous la férule de François Jeanneau [1].

Loin de l’image de dilettante qu’il avait pu donner en tant que lauréat du Concours National de jazz de La Défense 1979 avec seulement trois thèmes dans les doigts, il poursuit les expériences hédonistes de la Bande à Badault et s’avère excellent arrangeur. A l’instar d’Antoine Hervé, il bénéficie de la zone de turbulence née de la cohabitation gouvernementale pour affirmer une certaine liberté de ton et de manœuvre dans ses choix artistiques, tout en renouant avec une certaine tradition. Cela se traduit notamment par une longue tournée en autocar qui, de ville en ville, cimente l’orchestre. Cette cohésion entre les musiciens, ce sentiment de complicité renforcé par une bonne dose d’autogestion signée Badault, donne vite sa personnalité à cet ONJ [2] Badault a laissé le temps à sa musique d’infuser sur scène avant d’enregistrer À plus tard (1992), allusion à un travail en constante évolution : huit morceaux écrits par Badault dans une luxuriance de cuivres (« Les 3 S ») où l’on distingue le trompettiste Claus Stötter, véritable alter ego du pianiste qui prendra de plus en plus de responsabilités dans l’orchestre. Entre jazz contemporain et abandon progressif des marottes « World Music » en même temps que des synthés, la musique reste au plus près des individualités de l’orchestre, mais dans une constante recherche d’unité.

Ce work in progress s’achèvera sur un Bouquet final enregistré live au théâtre Dunois et sorti - une première -, après la fin du mandat, comme un signe d’une énergie hors du commun et d’une identité très forte. Celle-ci doit beaucoup à Élise Caron, qui illumine l’ONJ, depuis « À plus Tard », au cœur du premier album à « Un beau jour de printemps, si tu veux bien… » sur le dernier, où elle impose son univers. Sa présence confirme une ouverture sur les orchestres européens, notamment le Vienna Art Orchestra de Matthias Rüegg. Parmi la section rythmique très puissante, on trouve d’ailleurs, au côté du batteur François Laizeau et du percussionniste Xavier Desandre-Navarre, le bassiste Heiri Känzig [3].
Monk Mingus Ellington, enregistré en 1993, marquera l’influence enfin assumée de Rüegg. Une certaine jubilation traverse cet album - des reprises des trois maîtres agrémentés de « Suites » signées Badault. Ainsi ce « Yok ! » qui ouvre l’album en incluant progressivement le « It Don’t Mean a Thing If It Ain’t Got That Swing » d’Ellington… Mais aussi la finesse rythmique d’« Evidence » (Monk) et son onirique prolongement, « Ecnedive », où s’illustre le regretté guitariste Lionel Benhamou. C’est dans la musique de Mingus que l’orchestre trouve le biotope le plus accueillant, et l’album se clôt sur un « Mix Mingus » et un « Mingus Erectus » représentatifs de l’exubérance de cet ONJ, notamment dans un « Better Get in Your Soul » venu de nulle part à la clôture d’un solo de Rémi Biet.

Les rééditions numériques des « Histoires d’ONJ » par la plateforme numérique Qobuz ne sont pas seulement de réjouissants témoignages d’archives. Ils peuvent aussi confirmer que, comme les bons vins, ce sont les formations les plus tanniques et les moins rondes qui se conservent le mieux.

par Franpi Barriaux // Publié le 24 octobre 2011
P.-S. :

Denis Badault (dir, comp, p), Élise Caron (voc, fl), Claude Egea (tp, fgh), Claus Stötter (tp, fgh), Jean-Louis Pommier (tb), Geoffroy de Masure (tb), Didier Havet (tu), Rémi Biet (ts, cl, fl, EWI), Laurent Blumenthal (as, ss), Philippe Sellam (as), Simon Spang-Hanssen (ts, ss), Lionel Benhamou (g), Nedim Nalbantoglu (vln), Laurent Hoevenaers (cello), Heiri Kanzig (b), Bob Harrison (b), François Laizeau (dms), Xavier Desandre-Navarre (perc)

[1On retrouve également dans l’Orchestre le tubiste Didier Havet, ex-ONJ-Antoine Hervé.

[2Ainsi, à l’instar de ce qui s’est passé après le mandat de Jeanneau, on n’est pas étonné de retrouver plusieurs musiciens dans des orchestres grands formats : le saxophoniste Philippe Sellam au sein du MegaOctet d’Andy Emler et de la Société des Arpenteurs de Denis Colin, ou encore le tromboniste Geoffroy de Masure au sein du Diagonal de Jean-Christophe Cholet…

[3Ce dernier, passé par le VAO, joue d’ailleurs avec Jean-Christophe Cholet dans le trio CKP, dont l’Hymne à la Nuit est construit avec le Chœur Arsys de Bourgogne et… Elise Caron.