Pandelis Karayorgis Double Trio
CliffPools
Pandelis Karayorgis (p), Luther Gray (dms left), Eric Rosenthal (dms, right), Damon Smith (b, left), Nate McBride (b, right)
Label / Distribution : Driff Records
Jean de Nivelle avait trois châteaux, Pandelis Karayorgis a deux trios. Cliff et Pools [1], une falaise et des bassins… Un triangle sauvage et un autre plus familier ? Il y avait sans doute de ça… Mais moins empoté que le héros de la chanson de scout, il n’en a fait qu’un seul groupe, Cliffpools, partagé en deux canaux plus complémentaires que rivaux, avec le piano à la césure et très en avant, qui profite de l’entropie environnante pour régner sur cette belle construction. Le pianiste grec installé à Boston, repéré chez les Whammies ou avec Vandermark, sait se placer au centre pendant que les habitués occupent les côtés. Cela ressemble il est vrai au système de poulies et réactions en chaîne qui illustre la pochette, l’œuvre de la grande artiste du Bauhaus, Lena Bergner. Un subtil équilibre des forces et de complexes dispositifs de tension. Luther Gray à gauche et Eric Rosenthal à droite font parler les batteries, avec des façons différentes d’aborder le jeu tentaculaire de Karayorgis, à la main gauche surpuissante (« Undertow », où il mène le bal).
Car c’est un joueur de piano incroyable. Surprenant, même si l’on pensait le connaître par cœur. Sa rapidité d’exécution dans l’intense « Scale The Firmament », sa capacité à se nourrir - comme s’il savait se scinder en deux discours distincts - de chaque canal sans se perdre mais en unifiant, est assez incroyable. Ce qui pourrait être verbeux et fouillis est tortueux mais implacable. Il ne met pas au pas Cliff et Pools, il leur offre une absolue liberté qu’il se charge seul d’ordonner. Mieux, d’aiguiller comme on le fait dans les espaces aériens surchargés. Il est bien aidé en cela par les deux contrebassistes, au jeu relativement similaire, à l’inverse de l’hétérogénéité des batteurs, savamment distillée. Damon Smith, qui a travaillé - tiens donc - avec Cecil Taylor, est remarquable à l’archet, où il structure, voire contient les vagues furieuses de Gray. Nate McBride est plus discret, mais aussi saignant lorsqu’il s’agit de donner du relief et de l’ombre au jeu fort coloriste de Rosenthal… Mais Pools est plus sage que Cliff, moins sauvage en tout cas ; c’est le pianiste qui en détient la secrète alchimie.
Elle est des plus fragiles, mais parvient à ne jamais se briser, par l’attention que lui porte le pianiste. Il y a ses compositions, bien sûr, comme « Cocoon » [2], où c’est lui qui dessine la route et propose aux quatre autres de s’y engouffrer. Et puis il y a les improvisations libres, où chacun découvre et construit instantanément, en veillant à ce que l’équilibre soit idéal. Ainsi de « Blue Shadow », certainement le trésor de cette belle rencontre. C’est à pas de loup que progressent les orchestres. Luther Gray, un proche de Joe Morris, fait ronfler sa caisse claire, le pianiste égrène çà et là quelques accords, comme pour s’assurer de la route, pendant qu’en face on se charge d’éclairer les pas de chacun. Tout cela est d’une simplicité rare, et c’est ce qui rend l’exercice aussi intéressant. Il y a de l’écoute mutuelle et une volonté de rejoindre le même point, en ligne droite, fût-ce par des chemins de traverse. Un grand album.