Chronique

Perrine Mansuy Quartet

Vertigo Songs

Perrine Mansuy (p, kb), Marion Rampal (voc), Rémy Decrouy (g, samples), Jean-Luc Difraya (dms, perc).

Label / Distribution : Laborie Jazz

Il est des disques qui semblent tombés du ciel, inattendus et charmeurs, qui vous plongent dans le bien-être dès la première seconde au point qu’ils paraissent toujours trop courts. Vertigo Songs, tout empreint d’une élégance gracile et de ce brin de folie sans lequel la musique ne serait pas une aventure renouvelée, est de ceux-là. Le quartet de la pianiste Perrine Mansuy frappe juste et fort avec ce bel album aérien dont la musique épurée vous attrape par la manche pour ne pas vous lâcher de sitôt.

Perrine Mansuy, dont le nom n’est peut-être pas encore familier à la plupart de nos oreilles, est loin d’être une débutante ; au contraire, elle accumule les expériences (et les récompenses) depuis une bonne dizaine d’années. Passons sur les prix obtenus au Conservatoire de Marseille pour évoquer directement un premier album sous son nom, fruit de la collaboration avec le pianiste et batteur Jean-Sébastien Simonoviez, puis le Quartet Maneggio (dans une formule assez originale unissant piano, tuba, saxophone soprano et percussions), prix d’orchestre au Concours de La Défense, dont le premier disque paraît en 2001. Un peu plus tard c’est un spectacle de danse contemporaine de la Compagnie Yun Chane, Le baiser des louves, dont elle compose et interprète la musique, et une collaboration avec la chanteuse Valérie Pérez qui deviendra trio sous le nom de Délubies avec, déjà, le percussionniste Jean-Luc Difraya. En 2006, sous l’impulsion du producteur Alan Douglas, la pianiste enregistre en duo avec le saxophoniste François Cordas deux albums autour de Jacques Brel et Charles Aznavour. Nouveau trio, enfin, avec le contrebassiste Eric Surménian et le batteur Joe Quitzke, qui aboutit à la parution, en 2007, de Mandragore & noyau de pêche [Ajmi.].

Le quartet de Vertigo Songs, qui a vu le jour sous forme de trio piano/guitare/percussions, joue la carte de la parité, caractéristique suffisamment rare pour qu’on s’y attarde. On y retrouve en effet Jean-Luc Difraya aux percussions, le guitariste Rémy Decrouy et la chanteuse Marion Rampal, qui signe une bonne partie des textes.
Au petit jeu des influences, on pourra se reporter à l’interview que Perrine Mansuy a bien voulu nous accorder pour comprendre que son champ d’exploration ne se cantonne pas à une seule esthétique dite jazz : par son approche pianistique sobre et imprégnée de chant, elle peut certes nous laisser entendre que la grande Carla Bley est pour elle une référence, mais son univers intimiste et soyeux renvoie aussi à d’anciennes amours pour des artistes tels que Joni Mitchell ou James Taylor. De plus, la musique de Vertigo Songs sait aussi se lover dans une sobriété mélodique qui ne peut renier sa parenté avec les tentations minimalistes d’un Robert Wyatt (comme sur « Tic Tac Toe », par exemple).

Si Perrine Mansuy aime les trios sans contrebasse c’est qu’ils lui permettent de déployer son jeu de manière différente : sans ce soutien, elle doit trouver les forces nécessaires pour asseoir la musique du groupe, prendre des risques supplémentaires, ce à quoi elle parvient avec virtuosité sans tomber dans la démonstration. « Les 4 vents », avec sa mélodie aérienne qui ne vous quitte plus, en est certainement l’une des plus belles illustrations. Comme si cette musique – ces chansons, faudrait-il dire – était forgée dans une évidence qui ne laisse jamais paraître le moindre effort : un savoureux mélange de frugalité charmeuse et d’exigence rêveuse, telle pourrait être la marque de fabrique de Perrine Mansuy.

Le cocktail est d’autant plus réussi que la pianiste trouve en Jean-Luc Difraya et Rémy Decrouy des partenaires de premier choix : percussionniste plus que batteur, le premier conjugue pulsion et légèreté, en multipliant les détails comme autant d’enluminures, discrètes mais toujours justes ; quant au second, dont la fibre rock est évidente, son jeu, jamais dominateur, alterne arpèges cristallins, nappes impressionnistes et flammèches plus électriques : son chorus sur « Beneath An Evening Sky » (Ralph Towner – encore une belle référence), et sa longue montée en tension, ou les entrelacs de ses cordes sur « Ananda », en complète fusion avec le piano et le chant, sont deux exemples remarquables de son talent de créateur d’atmosphères. Decrouy manie aussi les samples en toute complicité avec Perrine Mansuy : ils ouvrent ainsi la musique du quartet sur d’autres univers plus contemporains, lançant ici ou là de petites bulles électroniques laissant présager de futures investigations.

Marion Rampal est donc la voix de Vertigo Songs : à la rigueur douce et mélodique du jeu de Perrine Mansuy et aux climats oniriques teintés de nostalgie (le regard vers l’enfance ?) qu’elle instille au quartet, la chanteuse ajoute une pointe d’acidité mutine qui crée le mystère et engage les musiciens sur des sentiers plus escarpés. Tout comme les musiques de la pianiste, ses textes contiennent des rêves, des élévations poétiques et célestes, une félinité caressante qui poussent à la contemplation (« Chinese Lullaby », « Wandering Dreams », « Beneath An Evening Sky ») mais aussi de l’espièglerie (« Tangojuice », ou « Rhythm A Ning » et son hommage malicieux à Thelonious Monk). Marion Rampal semble prendre un malin plaisir à semer ses petits grains de sable dans la belle horlogerie des trois autres ; mais en réalité, elle dessine une frontière incertaine entre rêverie et douce folie. Le quartet et son alchimie, celle de la fusion de quatre voix, culmine à deux reprises (ce qui ne nuit en rien à l’homogénéité de l’ensemble) : d’abord avec « Ananda » et son éblouissant final, puis dans un « Secret Tree », dédié à la grande Abbey Lincoln : dans les deux cas, toute la force du groupe est concentrée en six minutes enchanteresses. Perrine Mansuy s’y révèle d’un bout à l’autre comme une artiste épanouie.

Curieusement, ce disque a des pouvoirs un peu énigmatiques : allez savoir pourquoi, après quelques écoutes, il entre dans votre univers personnel pour y occuper une place privilégiée, presque au cœur de votre intimité, comme s’il habitait en vous depuis bien longtemps. Peut-être parce qu’il sait faire vibrer la corde d’une sensibilité intemporelle, celle des songes des enfants – ces enfants que nous sommes restés. Et parce que, soucieux de ne pas nous écraser sous un flot de notes inutiles en privilégiant une approche épurée et pudique, Vertigo Songs se préserve naturellement des effets de mode et de leur inévitable obsolescence.