Scènes

Porta Jazz, l’échange et la diversité

La 13e édition du festival portugais s’est déroulée à Porto avec chaleur et modernité.


Porta-Jazz au Teatro Rivoli © Simon Trel / Mínima

Du 1er février avec un « warm-up » à l’hôtel jusqu’au 5 février au soir pour une dernière jam-session avec les élèves du conservatoire au Café Rivoli, le festival Porta-Jazz présente 21 concerts, essentiellement dans l’enceinte du Teatro Rivoli, le grand théâtre municipal de la ville.

Si la recette du festival est la même (voir le compte rendu de l’édition précédente), on note quelques nouveautés. Tout d’abord, l’ouverture du festival s’est tenue dans les nouveaux locaux du collectif de musicien.ne.s Porta Jazz, qui œuvre toute l’année pour le jazz au niveau local et international et, une fois par an, organise ce festival. Leur précédent local – comme c’est le cas de plus en plus souvent au Portugal – a fait l’objet d’une spéculation immobilière et pendant un temps, le collectif a bien cru se retrouver à la rue. Mais grâce à leur mobilisation et un bilan très positif de leurs actions, ils ont pu retrouver un lieu (ironiquement collé à l’ancienne parcelle où se tenait leur salle historique). Aussi cette soirée d’ouverture de festival coïncidait-elle avec une sorte de vernissage des lieux.

À l’entrée, trois artistes avaient réalisé de petites installations sonores vraiment intéressantes, dont la fantastique Susana Santos Silva qui projetait un film avec une bande-son à écouter au casque, prolongement de son travail de traitement sonore, enregistrement de sons et bidouillage de toute sorte.
Au sous-sol, une partie était réservée à un producteur de vin naturel de Porto, Alvaro Roseira (domaine Quinta do Infantado) qui faisait goûter de magnifiques cuvées de Porto et de Dão. Il n’en fallait pas plus pour que le premier concert démarre dans la petite salle aménagée de Porta Jazz dans un climat détendu.

Duarte Ventura © Simon Trel / Mínima

C’est l’ensemble Porta-Jazz / Robalo, un orchestre hispano-lusitanien composé de jeunes musicien.ne.s et qui, d’emblée, illustre la politique d’ouverture et d’échanges internationaux menée par le collectif portuan.
La salle est pleine à craquer, le public est très mixte et très jeune et la musique, un brin chargée par une écriture foisonnante et sérieuse. Au vibraphone, Duarte Ventura sort du lot, ainsi que les deux saxophonistes Gil Silva et Bernardo Tinoco. Cette mise en bouche augure bien de la suite et les partenaires du festival partagent cet avis. Ici, on trouve les programmateur.trice.s des festivals de Tampere (Finlande), Katowice (Pologne), Bezau (Autriche), Münster (Allemagne), Lisbonne (Portugal) et Ljubljana (Slovénie). Cela fait plusieurs années que les festivals collaborent à distance, en soutenant des projets communs.
Comme chaque année, le festival fonctionne par blocs de 2 concerts chacun, à raison de deux ou trois blocs par jour.

Le bloc 1 faisait entendre le trio Hindrances du pianiste Pedro Neves qui présentait le nouveau répertoire de son dernier disque. Un trio piano, basse, batterie assez classique, avec une musique écrite à l’air romantique, un bon niveau qui met aussi en valeur le batteur José Marrucho. Puis on enchaîne avec le trio suisse – grâce à l’échange entre Porta-Jazz et l’AMR de Genève – Wabjie (voix, piano, batterie et beaucoup d’électronique). C’est un peu flottant, vaguement folk, un peu foutraque et très arrangé.

Le bloc 2 se tient sur la grande scène et présente un quintet mené par le contrebassiste italien Gianni Narduzzi et des musiciens portugais. L’intitulé « Dharma Bums » se réfère directement au roman de Jack Kerouac (Les Clochards célestes) et la musique est programmatique. Le saxophoniste Afonso Silva déroule de belles interventions.

Carlos Azevedo quartet © Simon Trel / Mínima

La soirée se termine (avant la jam session au Café Rivoli, à l’étage du théâtre) par le concert du quartet de Carlos Azevedo. Ce dernier, compositeur reconnu, primé et également chef d’orchestre, délaisse son ensemble habituel le Matosinhos Jazz Orchestra ; il a arrangé et composé pour un petit ensemble une œuvre qu’il consacre habituellement aux grandes formations. La musique du projet Serpente est également enregistrée sur disque. Pour la jouer, il s’est entouré de Miguel Moreira (guitare), Miguel Ângelo (contrebasse) et Mário Costa (batterie). Très énergique, pleines d’harmonies riches et lumineuses, la musique profite d’une orchestration tout en interactions. La narration est tenue et permet beaucoup de libertés dont profitent les musiciens.

Le lendemain, les blocs 3, 4 et 5 vont présenter une série de musicien.ne.s européen.ne.s mêlé.e.s aux groupes nationaux.
En premier lieu une rencontre entre deux collectifs Osso et Porta-Jazz pour un projet pluridisciplinaire, noir et électronique auquel participent la trompettiste Susana Santos Silva et la vocaliste Joana Castro. L’intransigeance de l’équipe d’accueil du théâtre n’a pas permis au groupe d’invité.e.s européen.nes que nous étions de rentrer, à cause de notre retard. C’est d’autant plus dommage que ce concert était l’un des rares à présenter des musiciennes sur scène. Le festival et la scène portugaise restent beaucoup trop masculins (8 chanteuses et 3 instrumentistes pour plus de 65 musiciens).

On se retrouve dans les dessous du théâtre, l’endroit réservé aux projets électro d’avant-garde pour le groupe portugais Umbral, en uniforme blanc mi-colonial, mi-extraterrestre, pour une session de musique à texte déclamé aux sonorités technoïdes (un thérémine faisant le job). Cela me rappelle l’Orchestre du Tricot dans Atomik Spoutnik, assez rock et déjanté. On retrouve ensuite un trio balte-scandinave composé du terrible saxophoniste lituanien Liudas Mockünas (entendu à Lisbonne en décembre dernier avec un groupe portugais), le pianiste Arnas Mikalkénas et le batteur Håkon Berre. La salle est pleine, comme la plupart du temps ici, et la très belle combinaison des trois instrumentistes est un moteur fougueux qui ébruite et improvise avec une énergie débordante, le tout en une seule et longue pièce, comme le tunnel d’un accélérateur de particules. Le trio qui suit, celui du guitariste Eurico Costa, souffrira du contraste avec la musique du précédent, malgré la présence de Demian Cabaud à la contrebasse et de Marcos Cavaleiro à la batterie. Dans le grand auditorium, le festival a commandé au pianiste Miguel Meirinhos une pièce qu’il présente en quintet, avec le britannique Joshua Schofield au sax alto.

Alfons Slik © Simon Trel / Mínima

Ce concert très sérieux tranche avec le duo polonais qui suit : Alfons Slik. Composé du batteur Szymon Gąsiorek et du claviériste Grzegorz Tarwid, ce duo dadaïste a déclenché un moment de plaisir et de rire pour la salle pleine, avec sa proposition musicale décalée, faite de contrastes et d’oppositions, de textes et de sonorités et d’une mise en scène dont l’ensemble oscille entre Zappa, les Frères Jacques, Funkadelic ou Jean Constantin : talent, inventivité et aucune limite.

Dernier jour, les blocs 6 à 8 présentent les six derniers groupes, dont celui proposé (c’est le partenariat qui veut ça) par Alfred Vogel. Le batteur autrichien, également programmateur du festival Bezau Beatz, vient chaque année avec un groupe de jeunes musiciens à mettre en avant. Ici, Eldar Tsalikov (saxophoniste russe), Valentin Gerhardus (pianiste allemand), Felix Henkelhausen (contrebassiste allemand). Auparavant, les deux derniers concerts auxquels j’assiste avant de partir sont le trio Bode Wilson du flûtiste et saxophoniste João Pedro Brandão – par ailleurs coordinateur pour le collectif de ce festival qui invite Citizen Jazz à rendre compte – et le projet étrange et souterrain de la vocaliste Inês Malheiro.

Bode Wilson © Simon Trel / Mínima

Bode Wilson jouait Aether, un projet électro déstructuré qui s’accompagne d’une quatrième voix à la création graphique, projetée sur le fond de scène. João Pedro Brandão a un clavier à pieds pour des basses très profondes qu’il joue en même temps que les saxophones et la flûte. Demian Cabaud à la contrebasse reste acoustique tandis que Marcos Cavaleiro, à la batterie et aux percussions, épice le tout. Cette musique écrite et affinée en eau-forte est faite de stries et de tremblements. Les trois solos des musiciens sont des moments de grâce. C’est beau, volatile et intelligent.
Enfin, juste avant de me faufiler vers la sortie, on découvre dans les dessous un cube fait de bâche plastique translucide dans lequel sont installés six musicien.ne.s qu’on entendra sans les voir. L’installation Liquify, Spread and Float, émet un vrombissement permanent et donne l’impression d’une machine vivante qui m’évoque le roman « L’Herbe rouge » de Boris Vian. Tout semble flotter, suspendu dans un mystère.

Liquify, Spread and Float © Simon Trel / Mínima

Cette édition de Porta-Jazz aura donc tenu toutes ses promesses avec des collaborations internationales, des projets transversaux, une occupation des lieux et du temps très bien organisée. C’est un très sérieux festival à découvrir sans hésiter (et la ville avec), ce que visiblement le public sait déjà car les salles sont pleines.
La scène portugaise est férue d’écriture et d’arrangements, les musiques sont riches et chargées, à l’image de certaines de leurs églises. Il ne manque presque rien pour qu’elle s’exporte dans les festivals européens.