Scènes

Porta-Jazz, le sens du collectif

La douzième édition du festival de jazz portugais s’est tenue à Porto.


Cette édition présentait plus d’une quinzaine de concerts, regroupant presque 80 musicien.ne.s en trois jours dans le même espace, le grand théâtre municipal Rivoli, qui se combine de façon à proposer quatre scènes différentes que le public investit l’une après l’autre. À chaque séance, deux concerts sont proposés sous forme de « Bloc ». Aussi, entre 16 h et 23 h, c’est toute la scène portuane qui se présente à nous, ainsi que quelques invités européens.

João Pedro Brandão avec l’ensemble Coreto © Adriana Melo (Mínima/Porta-Jazz)

Le Bloc 1 ouvre le festival avec un double plateau contrasté.
Le groupe du chanteur Manuel Linhares avec une rythmique classique, dont l’impressionnant contrebassiste José Carlos Barbosa, joue son répertoire « Suspenso » dans la grande salle du théâtre. Il est suivi par l’orchestre Coreto, dirigé par le saxophoniste, flûtiste João Pedro Brandão (également le coordinateur du festival) dont l’écriture musicale est particulièrement étonnante.
Conçu comme une suite en 7 parties, « A Tribo » (la tribu) relate une sorte d’épopée humaine. Les membres de l’orchestre sont ceux du collectif Porta-Jazz [1] et les prises de solos programmées donnaient du relief à cette musique pleine de dynamique. Pour une ouverture de festival, la barre était mise bien haut !

Le Bloc 2 se jouait sur la petite scène aménagée à l’arrière de la grande, en miroir de la salle, ainsi que dans une scène debout, installé dans les dessous.
Le duo de Vera Morais & Hristo Goleminov, deux musicien.ne.s portugais.es, a conquis un public restreint et proche physiquement. La combinaison voix/sax fonctionnait à merveille et l’humour et les propositions décalées du duo ont régalé les oreilles. La chanteuse est une personnalité à suivre.

Vera Morais © Adriana Melo (Mínima/Porta-Jazz)

Un étage en dessous, l’association Robalo et son ensemble de six musiciens présentaient au public debout un répertoire écrit. On reconnaît à la trompette João Almeida, dont nous avions publié cet entretien.

Le Bloc 3 se déroule dans le petit auditorium, le quatrième espace offert par ce théâtre. Le concert de sortie de disque de la chanteuse Joana Raquel et du pianiste Miguel Meirinhos se déroule sans accroc et avec vivacité. La rythmique est complétée par l’excellent Demian Cabaud à la contrebasse et le batteur João Cardita. Puis le trio Puzzle 3 vient présenter son disque D, avec une musique écrite et fluide, très rythmique.

Pour le Bloc 4, retour dans le grand auditorium avec le quintet de Demian Cabaud « Otro Cielo ». Le Franco-argentin propose une musique post-modale énergique, mélodique et très écrite. Ici comme pour les autres concerts, les musiciens s’adressent au public, parlent beaucoup et font de nombreuses blagues qui fonctionnent très bien en portugais. Pour nous autres, invités internationaux, cela marchait moins bien ! Les solos de sax alto de João Pedro Brandão et celui du pianiste João Grilo ont été particulièrement remarqués.

Sombras Da Imperfaição © Adriana Melo (Mínima/Porta-Jazz)

Puis, le projet « Sombras Da Imperfeição » présente une musique atypique faite de piano, de clarinette basse, de batterie et de guitare portugaise, un instrument dont la sonorité plonge instantanément la salle dans un quasi-liquide amniotique tant il résonne intimement. Ce bel ensemble accompagnait (et inversement) le duo Jaz et Mariana Figueroa, peintre et designer de lumière. En peignant sur des cadres en plexiglas suspendus entre les musiciens, les artistes pouvaient projeter les ombres des dessins sur les murs et plafonds de l’auditorium, au fil de la narration musicale. Un beau projet bien mené. Rui Teixeira (clarinette basse) et Hugo Raro (piano et compositions) ont été de bons artisans du projet.

Le Bloc 5, à l’arrière-scène, propose la sortie de résidence commune des collectifs Porta-Jazz (Portugal) et AMR (Suisse). Deux musiciens, le clarinettiste basse Éloi Calame et le contrebassiste Pierre Balda, représentaient avec humour leur canton helvétique et surtout leur collectif AMR, dont les concerts participent à la vie artistique genevoise. Les trois autres musiciens locaux (et le duo) ont donc présenté leur travail, un set dense et très écrit, les compositions étant partagées entre eux. L’exercice est délicat, mais les quelques heures de répétitions ont suffi à tenir le rang. Plus tard, dans les dessous, le trio Wiz (sax, guitare et batterie) jouait un court set, lent et composé.

Le Bloc 6 présentait deux projets bien distincts. Le premier autour du saxophoniste Daniel Sousa, un septet hétéroclite pour une musique presque symphonique aux accents pop et à géométrie variable. Le second, le quartet du contrebassiste Miguel Ângelo et son projet « Dança Dos Desastrados », un ensemble carré avec un bon pianiste, Joaquim Rodrigues.

Leif Berger © Adriana Melo (Mínima/Porta-Jazz)

Le dernier, le Bloc 7, termine le festival sur la grande scène avec le projet Nest du batteur autrichien Alfred Vogel. Ce dernier a monté un ensemble pour le festival, en choisissant des personnalités versatiles : les Allemands Felix Hauptman au piano et Leif Berger à la batterie, l’Américain Chris Dahlgren à la contrebasse et un petit prodige très prometteur, le Français Théo Ceccaldi au violon. Pas de partition (« Les partitions, c’est pour les projets. Les groupes n’en ont pas besoin » me glisse Chris Dahlgren…) et une musique libre qui coule de source. L’entrée du concert est mise en scène : chacun arrive des coulisses en marchant lentement et en faisant tintinnabuler des petites clochettes, puis progressivement se met à son instrument. Ensuite, c’est pure magie, improvisation et écoute, interaction et couleurs. Enfin, sans que cela soit prévu, l’un puis l’autre se saisit de nouveau des clochettes et repart comme il est venu. Un magnifique spectacle vivant.
Ce projet est le résultat d’un partenariat entre le festival Porta-Jazz et Bezau Beatz, le festival en Autriche que dirige Alfred Vogel, justement [2]. Pour finir, le projet « Conexão » du pianiste António Loureiro clôt le festival avec une musique populaire chantée qui contraste trop avec le concert précédent.
Porta-Jazz est une belle vitrine pour le jazz de Porto et du Portugal. Le festival est subventionné (un peu) par la ville et les institutions et pourtant, l’équipe collective arrive à en faire un très bel évènement. Bien annoncé en ville avec de belles affiches, bien organisé avec un lieu qui permet aussi bien d’écouter les concerts que de manger, discuter et passer la soirée, le festival ne manque pas d’atouts pour rayonner à l’international.
Il faut souligner le travail important que réalise ce collectif, en se remontant les manches pour tout faire. Les mêmes musicien.ne.s qui sont sur scène sont aussi ceux qui organisent, accueillent, présentent, produisent. Un festival de musicien.ne.s pour musicien.ne.s. Il faut noter aussi les connections avec les collectifs européens, comme avec d’autres festivals. Le réseau, toujours.
Une chose pourtant saute aux yeux - surtout quand on fréquente les autres scènes européennes - c’est la présence de 6 artistes féminines contre plus de 60 artistes masculins. Un déséquilibre flagrant qui mérite réflexion et pose question.

par Matthieu Jouan // Publié le 20 février 2022
P.-S. :

On peut retrouver, écouter et se procurer les disques du collectif, sur leur label Carimbo. On notera que l’édition en CD de leurs projets ressemble à de petits disques vinyles, numérotés à la main, en édition limitée. Un travail de mise en valeur qui ne nuit pas au contenu !

[1Moins la trompettiste Susana Santos Silva, grande absente du festival, mais qui était dans toutes les conversations.

[2Il dirige aussi le label Boomslang Records sur lequel les deux Allemands sortent leur duo Percussion.