Scènes

Portrait sur le vif du jazz européen

Echos de Jazzdor Berlin 2018, 12e édition


Hans Lüdemann TransEuropeExpress Ensemble par Michel Laborde

La 12e édition berlinoise du Jazzdor Strasbourg-Berlin creuse le sillon tracé par les précédentes. A égale distance des musiques radicales ou consensuelles, le festival défend le jazz d’aujourd’hui, des musiques vivantes et engagées. Plus que jamais, il se veut une vitrine de la création européenne, française et allemande en particulier.

Mardi 5 juin 2018
Roberto Negro, Dadada, Saison 3 : sur les ailes de la liberté
Un siècle après le mouvement Dada, son humour corrosif, iconoclaste, sa volonté de subvertir les formes et les genres, le trio de Roberto Negro (piano et composition) manifeste également un penchant pour l’absurde, ce Dadada survitaminé fait exploser les codes et les styles.
Au commencement était Mirò avec ses Constellations puis le cosmos s’est fait cinématographique pour nous offrir ce Dadada Saison 3 avec la complicité d’Émile Parisien (saxophone soprano) et de Michele Rabbia (percussions, électronique). Sous la houlette de Rabbia, extraordinaire créateur d’ambiances sonores, redoutable rythmicien, vous êtes emporté dans un maelström de sensations fortes, porteuses de fièvre et d’orage qu’Émile Parisien épice de ses inventions sonores inouïes. Emporté par son enthousiasme proprement dionysiaque, il invente une nouvelle figure de sa chorégraphie personnelle, le galop sur place. Mais c’est pour mieux vous laisser - exsangue, ébloui - surprendre par une mélodie de la plus grande douceur. Profitez-en car bientôt un solo habité de Rabbia ou la fièvre de Negro sur son piano préparé vont vous emporter vers de nouvelles cavalcades célestes. Merci à Roberto Negro et à ses compagnons de scène d’avoir ainsi ouvert avec maestria et sensibilité cette nouvelle saison de Jazzdor à Berlin.

Bojan Z, Michel Portal, Bruno Chevillon, Nils Wogram & Lander Gyselink à Jazzdor par Michel Laborde

Bojan Z, Michel Portal, Bruno Chevillon, Nils Wogram & Lander Gyselinck : rencontres fécondes
Sur la scène de la Kesselhaus, Michel Portal (clarinette basse et saxophone soprano) a reconduit la formation que lui avait suggérée le batteur belge Lander Gyselinck pour l’Europa jazz de 2017. On y retrouve, outre les sus-nommés, deux compagnons de scènes habituels de Portal, Bojan Z (piano, claviers) et Bruno Chevillon (contrebasse électrique). Nils Wogram (trombone), est, lui, un familier de Bojan Z.
Le quintette nous a régalés d’une petite merveille musicale. Les choses avaient pourtant mal commencé. Dans l’après-midi, Bojan Z avait oublié son ordinateur dans l’avion, avec ses partitions et celles de … Michel Portal. Ambiance ! Une certaine tension était encore perceptible au début du concert, heureusement insuffisante pour le mettre en péril.
On retrouve avec plaisir « Full Half Moon » de Bojan Z. Je découvre et savoure « Split the Difference » de Nils Wogram, les qualités impressionnantes d’improvisateur de ce tromboniste à la tessiture très étendue, sa technique très sûre et son évident plaisir de jouer… La majestueuse introduction d’« African Wind » par Bojan Z est un petit chef d’œuvre : densité générale du jeu, piano dramatique avec des passages de douceur voire de légèreté tentée par la danse. Tout au long du concert, le chant de Portal à la clarinette basse est à vous faire fondre mais il ne néglige pas pour autant quelques acrobaties rythmiques ou sonores. Chevillon assure quoi qu’il arrive. Et, au milieu de ces grands, le petit jeune, Lander Gyselinck (29 ans), au visage d’ange, ne s’en laisse pas conter : subtilité du rythme, élégance des climats sonores.
Une soirée à marquer d’une pierre blanche.

Mercredi 6 juin 2018
« Et monté sur le faîte, il aspire à descendre » (Corneille)
Pablo Held trio : on reste sur sa faim
Ce concert est une première, les deux suivants seront des premières en Allemagne. Ce soir, le trio allemand que forme Pablo Held (piano) avec Robert Landfermann (basse) et Jonas Burgwinkel (batterie) devait avoir Nelson Veras (guitare) comme invité. Las, il s’est cassé une main et n’a pas été remplacé.
Tous les trois sont d’excellents musiciens et leur notoriété en Allemagne en témoigne. A chaque entracte et à la fin du concert, il y avait affluence autour de Pablo Held au stand du disquaire présent.
Ce soir, dans un set d’un seul tenant, ils se sont retrouvés de temps en temps et nous ont alors offert de vrais moments de grâce. Malheureusement, il leur a manqué de vouloir les fondre dans un flux qui aurait su entraîner notre sensibilité. Faute de quoi nous sommes restés au niveau d’un intellect un peu froid.
Il faut toutefois faire une exception pour Jonas Burgwinkel, rythmicien virtuose, orfèvre des baguettes, balais et autres mailloches mais surtout merveilleux coloriste de la batterie. Son évident bonheur de jouer est contagieux pour l’auditeur.

Hugues Mayot, What If ? : le son avant la musique
Ce concert, le troisième de la soirée, mérite, à peu de choses près, les mêmes compliments et les mêmes reproches que le trio de Pablo Held. On y entend de beaux passages, intéressants en eux-mêmes, mais ils semblent flotter les uns à côté des autres, sans parvenir à s’agglomérer, à se concaténer même, pour constituer un discours sensible qui sache parler à notre cœur. Le discours (abstrait) de What If ? manque cruellement de chair et de sang, de chant, tout simplement.
C’est dommage pour Hugues Mayot (saxophoniste ténor et composition) qui malgré une sonorité intéressante et de beaux passages n’a jamais réellement réussi à sortir du magma sonore de l’ensemble. Joachim Florent (basse) et Franck Vaillant (batterie) ont, eux, réussi à se créer un univers. Les pieds valsant sur ses nombreuses pédales, Jozef Dumoulin (claviers), tout à ses nappes sonores, disparaissait derrière la quincaillerie électronique qui coiffait son Fender Rhodes.

Airelle Besson, Jonas Burgwinkel, Sebastian Sternal : le chant et l’émotion
Entre ces deux concerts, comme une respiration peut-être, Jazzdor Strasbourg Berlin accueillait un trio franco-allemand formé d’Airelle Besson (composition, trompette), Jonas Burgwinkel (composition, batterie) et Sebastian Sternal (composition, piano, Fender Rhodes).
Dès la première pièce, « Magnolia » (Sebastian Sternal), on retrouvait la capacité de Jonas Burgwinkel à construire un univers rythmique et sonore où ses partenaires de scène peuvent s’épanouir. On lui doit une pièce à l’onirisme prenant, « Four W ». Sebastian Sternal s’épanouit pleinement au Fender Rhodes où il révèle ses talents de rythmicien et de coloriste. La riche palette d’Airelle Besson se déploie dans son « Lulea’s Sunset » aux graves profonds qui expriment une délicate mélancolie. Le concert s’achève avec une belle joute clavier-batterie sur « The Painter & the Boxer » (Airelle Besson) Radio One). La trompettiste y déploie un jeu nerveux et percussif mais sait aussi y mettre en valeur son art consommé de la mélodie.

Jeudi 7 juin 2018
« Diversité, c’est ma devise », assurait La Fontaine. Ce pourrait bien être aussi le maître mot de cette soirée qui nous fera entendre deux premières en Allemagne et une création.
« Ikui Doki » : ici tout est musique
Voilà une formation peu courante qui réunit en trio de chambre Sophie Bernado (basson et chant), Rafaëlle Rinaudo (harpe électrique) et Hugues Mayot (saxophone ténor). Le répertoire n’est pas banal non plus qui associe Debussy (« Bilitis Reich », très délicate ballade sur une de ses Chansons de Bilitis ou « Debussy l’Africain ») au monastère bouddhique de « Pemayangtse » en passant par Cats and Dogs.
Le registre de la harpe est sans doute ici le plus étendu. Des notes légères et cristallines de Debussy à des sons rugueux sortis du rock où l’instrument est quelque peu martyrisé, Rafaëlle Rinaudo utilise, à côté d’accessoires électroniques normaux, des objets quelque peu hétéroclites : mailloche de batteur avec laquelle elle frappe le cadre ou les cordes, voire les frotte, brosse à cheveux, mini ventilateur et… carte de fidélité (le médiator est trop petit pour la harpe). Et tout cela est mis au service du son. Le saxophone ténor évolue de la douceur du chant à la fièvre du growl en passant par un simple souffle ténu. Sophie Bernado propose une vraie « défense et illustration du basson » dont elle utilise avec bonheur toute la tessiture et les possibilités mélodiques et rythmiques.
Voilà un passionnant travail de déconstruction / reconstruction dépaysant mais qui sait nous entraîner dans son univers aux harmonies nouvelles.

Ikui Doki à Berlin © Michel Laborde

Yorgos Dimitriadis, Philippe Lemoine, Andrea Parkins : l’exploration des sons
Voilà un trio qui a l’air très cosmopolite : Yorgos Dimitriadis à la batterie (Grèce), Philippe Lemoine au saxophone ténor (France) et Andrea Parkins à l’électronique et à l’accordéon (Etats-Unis et France). Il est pourtant purement berlinois : tous ses membres vivent à Berlin depuis plus ou moins longtemps.
Nous sommes ici dans l’univers du free jazz, un jazz expérimental proche des recherches de la musique contemporaine pour une pure improvisation. Les musiciens jouent entre eux et pour eux, sans se soucier du public qu’on ne regarde pas ou peu. Il arrive heureusement qu’en se laissant emporter par ce courant, qui charrie de tout dans une sorte de dérive, on débouche sur un instant de grâce. Le saxophone déploie une mélodie que le batteur habille ou tous les deux se retrouvent dans un moment magique où tout est dans l’alliance du souffle et du frottement. Andrea Parkins, elle, est dans sa bulle autarcique.

Hans Lüdemann octette, « TransEuropeExpress Ensemble » : le clou de la soirée
C’est encore à une première allemande que nous convie le TransEuropeExpress Ensemble, sous la houlette d’Hans Lüdemann, le pianiste, claviériste et compositeur allemand, à qui l’on doit la moitié des compositions du répertoire de ce soir. Cet octette franco-allemand présente la particularité de grouper des instrumentistes solistes qui se sont mis au service de ce projet collectif. Ce n’est pas le moindre charme de cet ensemble.
La diversité est le maître mot de ce que nous entendrons ce soir. Le voyage auquel on nous convie et pour lequel nous embarquons avec plaisir nous conduit à des étapes aux climats divers. D’un temps suspendu avec des notes égrenées au piano avec un trombone (admirable Yves Robert !) qui joue pianissimo en longues tenues nous passons à la mélodie sautillante de « Traum im Traum » de Dejan Terzic (batterie) puis à un solo énergique et fiévreux de Silke Eberhard au saxophone alto (elle joue aussi de deux clarinettes). Plus loin, le piano, le violon (Théo Ceccaldi), la contrebasse de Sébastien Boisseau et la batterie de Dejan Terzic paraissent véritablement en transe. On retrouve cette énergie exubérante dans le solo de Ronny Graupe (guitare) sur « Schwarz & Weiss » de Lüdemann.
Soyons un peu chauvin et décernons la palme du spectacle à « Trois fois rien » de Théo Ceccaldi, toujours aussi inspiré. Avec sa multitude de climats, cette pièce aussi déjantée parfois que jouissive est une belle métaphore de l’ensemble du concert. Théo a de plus l’élégance de nous faire atterrir dans une troisième partie lente, oasis de calme après les turbulences du voyage.

Théo Ceccaldi par Michel Laborde

Vendredi 8 juin 2018 : encore une soirée de premières allemandes
Antonin-Tri Hoang, « Novembre » : pour vous émoustiller les oreilles
Il n’a pas trente ans et on a l’impression (justifiée) qu’il a déjà une longue carrière. Antonin-Tri Hoang (saxophone alto et compositions) présente ce soir à Jazz d’or un ensemble qu’il qualifie de son « quartette de cœur » : Romain Clerc-Renaud (clavier), Elie Duris (batterie) et Thibault Cellier (contrebasse).
Novembre pratique une musique qui cherche à surprendre l’auditeur par ses ruptures de tempo, de climat, de style même. On passe d’une attaque rapide, nerveuse, presque brouillonne à un moment apaisé, mélodique, prélude à un nouveau déchaînement rugueux. Le temps peut être ralenti, étiré jusqu’à la cassure, ou concentré, trépidant. On ne connaît pas l’ennui avec Novembre pour qui l’engagement et la concentration ne sont pas de vains mots.

Bedmakers, « Tribute to an Imaginary Folk Band » : le chant retrouvé
Cet « hommage à un orchestre populaire imaginaire » est une production Freddy Morezon, en co-production avec Banlieues Bleues et Jazzdor. Ici cohabitent le blues, des mélodies traditionnelles, des échos de rock, transfigurés par l’improvisation. Si l’oreille saisit parfois au vol quelques notes ou rythmes d’Irlande ou des gavottes de chez moi, ils ne sont pas là comme objets folkloriques mais comme les paroles vivantes d’un chant d’aujourd’hui.
Robin Fincker (saxophone ténor, clarinette), Mathieu Werchowski (violon), Dave Kane (contrebasse) et Fabien Duscombs font preuve d’un engagement de tous les instants. Robin Fincker est si visiblement habité par sa musique qu’elle nous empoigne physiquement. Comme le dit Rhoda Scott de son orgue, on a l’impression que c’est sa propre voix que l’on entend et non le son de son instrument. Un grand moment de ce festival.

Bedmakers à Berlin par Michel Laborde

François Corneloup quintette, « Révolution » : le grand souffle s’est fait attendre
Ce projet est une coproduction Europajazz, Djazz Nevers, Jazzdor Strasbourg Berlin, Rdv de l’Erdre-Nantes. On a entendu ce soir de très belles mélodies, des passages dont l’énergie n’a rien à envier au rock, des torrents sonores et des airs délicats. Il faut de tout pour faire une Révolution.
L’ingrédient nécessaire toutefois est l’enthousiasme, le grand souffle qui fait se lever le peuple. Malgré des instants intéressants signés par Joachim Florent (basse) ou Sophia Domancich (clavier), il faut être honnête : ce moment magique, il a fallu l’attendre. Il est finalement arrivé dans les derniers titres, grâce à François Corneloup (saxophone baryton) qui a semblé se lâcher mais surtout grâce à Simon Girard (trombone). Laissant libre cours à son inspiration, il nous a gratifiés d’un solo magnifique par son aisance, sa virtuosité et un investissement tel qu’il est apparu comme un émule d’Émile Parisien dans la chorégraphie née de sa musique.

Ainsi s’achève la 12e édition de Jazzdor Strasbourg Berlin. Philippe Ochem, son directeur, peut en être satisfait. Malgré quelques déceptions liées aux risques sciemment assumés et qui sont l’honneur d’un festival, 2018 aura apporté son lot de satisfactions aux amoureux du jazz créatif et des musiques improvisées.