Chronique

Suel / Pruvost / Ternoy

[nu]

Tomas Suel (voc), Jérémie Ternoy (rhodes), Christian Pruvost (tp)

Label / Distribution : Circum Disc

Tout commence dans le brouhaha d’une foule, grouillante et anonyme, qui se déverse en flux, accompagné par le souffle de la trompette de Christian Pruvost et l’électricité du Rhodes de Jérémie Ternoy. De la masse s’extrait une voix, des phonèmes. Puis des mots envolés que tente d’apprivoiser le slammeur Thomas Suel, au cœur de ce trio que nous propose Circum Disc. Voici [nu], qui pérégrine dans la parole, entre allitérations et double sens, entre parler populaire et musicalité, entre construction très raffinée du verbe et improvisation lumineuse.

En phonétique, [Nu] se prononce « nou ». Du nu au nous, de l’intime au collectif, Thomas Suel propose une réflexion qui va plus loin que la simple joute langagière dans laquelle on a trop vite rangé le slam. Bien sûr, à l’écoute de « nuée un », on est séduit et désorienté par la performance qui consiste, voix dé-nu(é)e de tout accompagnement, à alterner les fragments de discours comme autant de bouts rimés. Cela organise un prototype de parole collective et universelle. Une sorte de stupéfiante mécanique qui donnerait du sens, du liant, à des paroles en l’air ; de celles qu’on capte dans les conversations des quidam quand on se promène le nez au vent. C’est cette syntaxe multiple qui donne du grain à moudre aux improvisations, pleines de reliefs et de tensions.

Tel est le matériau essentiel d’un disque épatant qui cherche à orchestrer la polyphonie silencieuse de l’écume du quotidien. Le trio est allé le capter dans les quartiers populaires du Nord, non pas en anthropologues vaguement surplombants, mais en acteurs impliqués qui interviennent dans le territoire où le collectif Muzzix mais aussi la Générale d’Imaginaire, qui coproduit le spectacle, sont fortement implantés et reconnus. Des mots que Suel brode pour leur donner de la substance, comme il l’explique dans « nu » : « La foule, faut lier ça ! Lier les sons, les sens, les souffles en soi, lier ces souffles en moi. » A ses côtés, les deux autres créent une atmosphère saillante d’électricité et de cuivre. Ils accompagnent les voix, jouent eux aussi avec les sonorités voisines. Ainsi, dans « un et un », le timbre chaleureux de Pruvost, qu’on a notamment pu apprécier au sein du Feldspath d’Olivier Benoit, paraphrase les voix enregistrées et les harmonise, dans une démarche qui fait songer à L’Argent d’Yves Robert.

A travers une formidable mise en abyme, le trio va jusqu’à orchestrer une réaction rétive et gouailleuse liée à l’incompréhension de cette musique exigeante. Cette démonstration en forme de dérision s’inscrit farouchement dans une tradition de porte-voix des classes populaires (« nul »). L’empathie évidente du trio, sa faculté de mettre en perspective la parole commune, signe la réussite de cette démarche. Dans un dernier morceau, « [nu] », Suel égrène des noms et des fonctions, des acronymes anonymes et des classifications factices pour mieux « articuler les particuliers », chercher la vérité toute nue, celle qui saura ce qu’il advient de nous. On ne peut qu’être charmé par ces pluriels bien singuliers.