Thibault Cellier
Contrebassiste, membre du collectif rouennais des Vibrants Défricheurs
Thibault Celler par Gérard Boisnel
Thibault Cellier n’est pas le nom le plus connu parmi les trentenaires du jazz français, et pourtant, le contrebassiste tourne depuis plus de dix ans dans l’Europe entière. La raison est simple : membre du collectif rouennais des Vibrants Défricheurs, il a toujours, comme ses collègues, préféré la parole collective aux discours individuels. S’il semblait pertinent de l’entendre, c’est qu’au-delà de la sortie réjouissante de Home Songs, le dernier disque du quintet Papanosh, son actualité passe également par Novembre, orchestre qui est actuellement dans la sélection Jazz Migration. Liberté, voyage, énergie… Toutes les qualités de Papanosh s’incarnent chez Cellier comme chez ses autres camarades. Une interview, comme il se doit, at home…
- Pouvez-vous présenter votre parcours ?
J’ai commencé par le piano à six ans, avant de jouer également de la contrebasse au Conservatoire de Rouen deux ans plus tard. J’ai suivi des classes à horaires aménagés pendant huit ans dans un cursus classique : orchestre, musique de chambre … Le jazz, je l’avais dans les oreilles depuis tout petit avec mon père, qui est le photographe du Rouen Jazz Action ; c’est donc un monde que je connaissais bien, et j’ai commencé à en jouer à partir du moment où je me suis mis à la contrebasse. Il y avait même un quintet de gamins ; on jouait pour les apéros des parents. Ado, j’écoutais Nirvana et du hip-hop, comme tout bon gosse des années 80. C’est lors d’un stage, vers mes douze ans, avec Laurent Dehors et David Chevallier à l’époque du festival « Ecoute s’il pleut », que j’ai découvert une approche improvisée, par les timbres… Toutes les possibilités que peut offrir l’instrument. Ça a changé pas mal de choses.
- La bande que représentaient au début des années 90 les Dehors, Chevallier, Charolles à Rouen vous a quand même fortement influencé, à titre personnel ou dans le collectif des Vibrants Défricheurs…
Évidemment, il y a Tous Dehors qui dégageait une force de fou ! Je me souviens d’un concert place de l’Hôtel de Ville à Rouen, avec les artificiers du Groupe F : ça m’avait marqué, forcément. Ils jouaient leur musique, librement, et donnaient le sentiment qu’on avait affaire à une bande de potes. Le déclic a eu lieu là : on peut avec ses potes faire une musique qui nous habite, qui nous ressemble et dans laquelle on est libre. C’est cette image-là que je retiens de cette époque. J’ai fait le cursus classique jusqu’au prix, mais plus ça allait, plus je savais que ma liberté était dans le jazz. Le classique n’était pas pour moi …
- Thibault Cellier © Jacky Cellier
- C’est à cette époque que vous rencontrez les autres membres des Vibrants Défricheurs ?
Pour certains, bien avant ! Pour Antoine Berland, qui est compositeur et intervient sur France Musique, on se connaît depuis le CE1 ! Avec d’autres comme Raphaël Quenehen, on était ensemble au collège en horaires aménagés musique. Ça a donné de nombreux groupes, notamment Papanosh qui a commencé par un quartet avec un background très Balkans, voire zornien. On est tombés sur Masada et on a flashé tous ensemble… Tout ça, c’est une très longue histoire. Les Vibrants Défricheurs ont seize ans, et Papanosh va fêter ses treize ans. Je me sens bien dans cette longévité, dans l’idée de prendre son temps. C’est un luxe.
- Parmi ces figures tutélaires, il y a justement Denis Charolles qui a beaucoup compté. Et maintenant, vous jouez dans la Campagnie des Musiques à Ouïr. C’est un rêve de gosse ?
Il y avait de ça. Surtout que lorsque j’ai débarqué dans la Campagnie, c’était le grand format, avec des loustics comme Fred Gastard ou Vincent Peirani… Toi tu es le petit jeune là-dedans, ça met tout de suite dans le bain ! Ce projet (Duke & Thelonious) a été une super expérience.
Depuis, je joue également dans d’autres projets au sein des Musiques a Ouïr, comme PingPang, un quartet avec Julien Eil, Christophe Girard et Denis. Aussi un projet autour de l’Oulipo « Les Os Ouissent » avec toujours Julien et Denis, depuis peu augmenté d’Emilie Lesbros .
On parlait de liberté et de générosité tout à l’heure, on est vraiment là-dedans avec La Campagnie. Ca dure, c’est sans arrêt dans le mouvement, on apprend beaucoup de ça.
- Plusieurs membres de Papanosh ont fréquenté le CNSM. En revanche, vous n’êtes jamais passé par ces filières. C’est un choix ?
J’ai mon prix de conservatoire en Jazz au Conservatoire de Rouen. Le CNSM, je l’ai tenté, mais ça ne l’a pas fait à l’entretien. J’avais déjà quinze ans de conservatoire derrière moi et je n’ai sûrement pas montré suffisamment d’entrain pour y entrer. A ce moment-là j’avais déjà pas mal de projets en route et j’avais plus besoin de… liberté ! C’était très bien comme ça…
C’est une époque où je faisais de nombreux stages, et je m’y retrouvais bien : rencontrer l’univers de quelqu’un pendant une semaine. Claude Tchamitchian a beaucoup compté pendant cette période, mais aussi Guillaume Orti, Marc Ducret, Jean-Luc Cappozzo, Didier Levallet,Sarah Murcia, Henri Texier. Tu passes une semaine ou quatre heures avec ces gens-là, tu repars avec six mois de boulot ; c’est précieux à cet âge-là de choper des conseils. C’est un truc de rencontres, c’est aussi le côté positif des stages. Tu te retrouves avec des gens qui sont dans le même délire, donc tu crées forcément des liens ! Au lycée à cette époque je te laisse deviner que tu ne parlais pas forcément d’impro avec tout le monde ! Bien qu’on ait eu la chance de se retrouver avec pas mal de Vibrants dans une super expérience de Big Band dirigé par Emmanuel Thiry (contrebassiste et prof de musique) qui nous a fait voyager de Mingus à Machaut. C’est à ce moment-là que le collectif est né.
- Thibault Cellier © Franpi Barriaux
- Ce travail sur le temps long induit aussi que vous êtes identifié principalement pour trois groupes, Papanosh, Novembre et les Musiques à Ouïr. Ce sont des groupes anciens au regard de votre âge, mais qui évoluent dans le temps. C’est important ?
Papanosh, c’est la famille. On s’est fait ensemble, on avance ensemble… C’est encore une histoire de rencontre. C’est ça qui nous a fait évoluer. Quand on rencontre Roy Nathanson ou André Minvielle, on ne va nécessairement pas aller dans la même direction, on va pas se nourrir de leur influence de la même manière. Le jeu c’est d’arriver à se glisser et à en tirer le meilleur pour mettre en valeur les textes de Roy, par exemple. On a toujours eu le goût des rencontres, du bal, du répertoire traditionnel. Avec Papanosh on a commencé à jouer en formule bal il y a sept ans, et c’est là que l’on a vraiment évolué, qu’on a pris conscience qu’on pouvait jouer plein de choses avec une même formule. La rencontre avec Roy nous a permis de trouver le ressort pour rebondir avec Jazz Migration, nous renouveler, aller vers le répertoire de Mingus qui a toujours été une influence majeure pour nous. On ne connaissait pas forcément Roy, on l’a croisé grâce à Banlieues Bleues… Ça a été un accélérateur de particules !
Ce qui est bien avec Papanosh, c’est qu’on vit avec l’état du moment. Pour Home Songs, avec Marc Ribot, on avait six heures pour enregistrer, dans les conditions du live, et on y est allé sans se poser de questions. L’important, c’est de raconter des histoires, c’est le fil rouge. Après il y a une patte ; avec Novembre, il y en a une autre, mais elle suit le même processus : on bosse ensemble depuis huit ans, on a agrandi le répertoire, on peut se retrouver en concert et lancer de l’imprévu. Tout le monde se retrouve dedans, c’est génial !
A la différence de Papanosh où tout le monde écrit pour le groupe, dans Novembre c’était le cas au début mais le répertoire s’est vite resserré autour des compositions d’Antonin-Tri Hoang et de Romain Clerc Renaud. Ça amène une vraie identité au groupe. Après, il n’est évidemment pas exclu du tout qu’on se mette a ramener des morceaux avec Elie !
C’est pour tout ça que je fais de la musique : avancer et de construire ensemble.
Sans perdre de vue le public. Le défi est de surprendre et de leur faire se dire « tiens, en fait le jazz ça peut être cool ! » J’aime pendant un concert voir les gens se marrer, être émus, j’aime la sincérité. Essayer au maximum d’effacer la distance entre la scène et le public.
On est musicien, on l’a choisi, on est intermittent ; j’ai trois enfants et je ne sais pas si je serai encore intermittent dans un an. C’est un saut dans le vide perpétuel, dans ce monde de plus en plus uniformisé, un prolongement de ce qui de passe sur scène. Tout ça, tu l’acceptes pour pouvoir vivre ces moments. J’assure aussi depuis quatre ans la direction artistique de Mens Alors !, avec Marc Chonier, on est bénévoles comme toute l’équipe du festival ; avec Papanosh, je m’occupe de trouver les concerts, de diverses démarches, … C’est forcément fatigant par moments mais c’est très enrichissant !
L’important, c’est de raconter des histoires, c’est le fil rouge.
- Et dans cette vie aventureuse, il y a cet enregistrement de six heures avec Marc Ribot, qui entretient un certain mythe des rencontres dans le jazz. Vous pouvez nous raconter ?
Ce disque avec Ribot, c’est incroyable. Il a été notre légende pendant tant d’années… La rencontre s’est faite grâce à Roy, qui jouait avec lui dans les Lounge Lizards. Ils ont tourné ensemble également dans les Jazz Passengers. C’est un peu la rencontre de deux familles : l’image est chouette, c’est la rencontre d’un collectif et d’un mouvement. Au début, Ribot a proposé de faire de l’overdub de chez lui car il est très sollicité, mais on ne voulait pas, on voulait une session vivante. On a préféré aller à New-York, au studio de Shazad Ismaily [1], à Brooklyn. On avait envie qu’il soit à l’aise. On s’est pointés la veille au soir, Ribot est arrivé le matin, et on a joué. Il était content de voir qu’on avait envie… On avait jamais eu d’expérience avec un guitariste, mais la session, on se l’était tellement faite dans la tête ! Il y a eu trois prises maximum pour les morceaux et le résultat, c’est Home.
- Thibault Cellier © Franpi Barriaux
- Votre statut a changé avec Mingus, la croissance semble exponentielle. Avoir jouer avec Ribot, ça va accroître encore votre renommée ?
Je ne sais pas. On ne l’a pas fait pour ça. Cette session, c’est un kif qui nous a emmenés vers cette nouvelle histoire avec Roy et Napoleon. C’est sûr que Papanosh est inscrit dans le paysage du jazz européen. Ça nous fait forcément très plaisir qu’en Slovénie, en Allemagne, et bien d’autres endroits, quand on dit qu’on est de Papanosh, les gens nous situent. C’est assez fou par rapport à notre histoire !
Mais ce n’est pas pour ça qu’ils vont nous inviter d’eux-mêmes : ça demande un gros travail de démarchage. Pareil avec la France : on a eu bonne presse avec A Chicken In The Bottle, mais on a fait trois concerts en France contre trente-cinq à l’étranger. C’est une question de moyens, et quand on est sur les routes, on ne peut pas chercher des concerts en même temps. C’est aussi pour ça qu’on est heureux d’avoir désormais notre propre chargée de diffusion, Anna Ghandri, qui s’occupe également des autres projets des Vibrants Défricheurs.
. - Vous avez appelé votre nouveau disque Home Songs. Pourquoi ?
La thématique « HOME » vient de Roy, elle intègre la volonté de collecter la parole de personnes, leur mode de vie, etc. Il avait cogité sur la question de foyer, de chez soi, on en a beaucoup parlé ensemble. Il avait un projet plus global, qui aurait pu se monter à Washington DC mais qui, faute de subventions sur place, n’a pas pu se faire. C’est quelque chose qui est toujours en construction, ça s’ajuste, on trouve sans cesse des choses, de nouvelles idées. Home Songs n’est que le premier jalon. Ce qui vient ensuite, et qu’on intègre déjà aux concerts, permet un travail de terrain comme on l’aime chez les Vibrants. On en profite lorsqu’on est dans une ville pour capter des paroles de gens sur leur maison, leurs repas, leurs habitudes, ça permet de faire participer de nombreuses personnes au projet, de faire de la médiation. On intègre ces voix dans le spectacle, on a notamment travaillé avec l’ASTI [2] autour de Banlieues Bleues. Aussi des enfants, des ados… Ça témoigne d’une envie de sortir du microcosme du jazz et de s’ouvrir, que des personnes d’ailleurs viennent et que les barrières tombent. Certaines personnes peuvent être déroutées au départ, mais elles viennent au concert parce que justement on a cette ouverture, et elles s’y retrouvent grâce à ça. Et la maison, ça va avec la famille, non ?
- Quels sont les projets de Thibault Cellier dans le futur proche ?
Novembre va enregistrer un nouvel album fin 2018 - déjà nous avons la chance d’avoir une belle tournée à venir avec le groupe, qui est dans la sélection Jazz Migration de l’AJC. Il y aura également une création avec Antonin-Tri Hoang et Sylvain Darrifourcq en trio a la Dynamo de Banlieues Bleues. On va également sortir un disque avec le projet autour de Monk et Ellington avec les Musiques a Ouïr. Pour finir, on enregistrera l’an prochain avec André Minvielle notre projet autour de Prévert et sans doute une perpétuation du projet Home pour continuer notre histoire avec Roy et en créer une nouvelle avec le rappeur et beatboxer Napoleon Maddox qui nous rejoint sur scène depuis peu.
Et bien sûr, on espère être un maximum sur les routes pour jouer tous ces beaux projets. On n’en a pas fini avec toute cette histoire !