Le travail d’enquête ne se limite pas, heureusement aux crimes crapoteux : il peut aussi s’intéresser aux disparitions, ou plutôt aux effacements irréguliers, ceux qu’on doit davantage aux préjugés vivaces qu’à la patine du temps. Mary Lou Williams est un cold case de cette catégorie ; évidemment tout le monde s’intéressant un peu au jazz connaît Mary Lou Williams : longévité remarquable, pianiste virtuose, arrangeuse de génie et intéressée par les signes du zodiaque et les sciences occultes. Mais qui se souvient qu’elle participa à un groupe strictement féminin en 1946, le Mary Lou Williams’ Girl Stars avec notamment Mary Osborne à la guitare ? Usée jusqu’à la corde par les jazzmen trop heureux de s’offrir une arrangeuse de talent, elle reviendra sans cesse, notamment avec Cecil Taylor pour le beau Embraced. Opposition de styles et fusion de talents : le blues direct et nourri de musique écrite occidentale de Williams, les clusters féroces de Taylor. Pas surprenant que le Rouletabille du jazz et des musiques improvisées Pierre-Antoine Badaroux [1] et son Umlaut Big Band se soient intéressés à cette grande dame.
Il a fallu un travail de recherche des plus méticuleux pour retracer la carrière de Mary Lou Williams. Un morceau comme « Taurus », gourmandise issue de la Zodiac Suite, avec le piano puissant de Matthieu Nauleau et la clarinette basse de Geoffroy Gesser sur un travail de timbres des plus luxueux, en est un brillant exemple. Et les membres de l’Umlaut Big Band sont décidément le véhicule idéal pour mener cette investigation. On connaît tout le travail de l’orchestre, et par extension les arrangements de Badaroux, ou l’implication de musiciens comme Antonin-Tri Hoang ou Sébastien Belliah pour donner à la musique de Mary Elfrieda Scruggs, dite Mary Lou Williams, toutes ses lettres de noblesse. « Sweet Georgia Brown », par exemple, est d’une finesse rare, où l’ensemble des soufflants (notons les trombonistes, parmi eux les talentueux Robinson Khoury et Judith Wekstein) s’offrent toutes sortes de strates et surtout une grande modernité malgré (ou grâce à ?) l’attachement évident à ce swing des années 30. Il n’y a pas l’once d’une nostalgie dans la musique du Umlaut, pas davantage que d’aigreur propre aux raisins verts. L’orchestre de dix-sept pupitres, qui peut s’augmenter de cordes sur certains titres de la Zodiac Suite, essaie avant tout remettre la musique de Williams dans son contexte, de lui offrir des pistes, de renouer des liens. C’est un puzzle fascinant.
On ne s’étonne guère de songer que le Umlaut a travaillé un temps avec Alexander von Schlippenbach, ni de la proximité de Pierre-Antoine Badaroux avec le travail d’Anthony Braxton. Certes, la musique de répertoire n’a pas la même fonction ; ici, avec « Fill The Cup » par exemple, on goûte toute la raucité d’une musique qui ne se laisse pas enfermer et témoigne du talent d’une musicienne qui compte beaucoup. On peut louer le talent de pisteur de Badaroux. Il a déniché, avec Benjamin Dousteyssier, des partitions inédites de Mary Lou Williams. Mary’s Ideas va plus loin que les précédents disques de l’Umlaut Big Band, notamment le portrait de Don Redman. Il dresse une image très fidèle de la pianiste, tout en gardant ce ton et cette approche tout-terrain propre à l’Umlaut Big Band. Un travail salutaire.