Entretien

Pierre-Antoine Badaroux, arranger le présent

Rencontre avec le leader du Umlaut Big Band.

Umlaut Big Band © Léa Lanoë

Pierre-Antoine Badaroux est à la tête, depuis dix ans, du Umlaut Big Band, l’une des expériences les plus étonnantes et les plus réjouissantes du jazz européen. Saxophoniste intransigeant et arrangeur talentueux, Badaroux a remis la question de l’histoire du jazz au centre d’une réflexion qui expurge bien vite les nostalgies mal placées et toutes les formes de raisins aigres. Érudition et sens de la fête, passion de l’instant, la musique développée par Badaroux échappe aux classifications hâtives, ainsi qu’en témoignent sa Composition n°6 ou son travail sur le Braxtornette Project. Rencontre avec le chef d’orchestre qui publie avec le Umlaut un travail remarquable et très documenté Mary’s Idea, consacré à Mary-Lou Williams.

- Bonjour Pierre-Antoine : s’il fallait vous présenter, comment le feriez-vous vous-même ?

Plutôt que de vous dire ce que je suis, je vais vous raconter ce que je fais, au présent ; je crois que ce sera plus simple ! Aujourd’hui je passe une grande partie de mon temps à préparer de la musique pour le Umlaut Big Band que j’ai fondé il y a 10 ans. Par « préparer de la musique », je regroupe toutes les activités associées à mon rôle de directeur artistique pour l’orchestre : écrire et préparer les partitions bien sûr, par la transcription, la collecte et reconstitution d’archives, mais aussi imaginer de nouveaux répertoires, réfléchir à des manières de travailler, ou encore me plonger dans l’histoire des big bands. Je travaille aussi en étroite collaboration avec Nawel Benziane, qui est chargée de la production et des contingences matérielles pour l’orchestre.

Le reste de mon temps, je l’occupe à co-organiser un festival avec Umlaut ainsi qu’une série de concerts qu’on appelle Jazz Series au bar Le 34 dans le 18ème arrondissement de Paris, enseigner à Montreuil, travailler à la conception musicale pour une pièce de théâtre autour de la musique de Heinrich Schütz avec Jeanne Candel, élaborer une sorte de grand arrangement de la composition « Free Jazz » d’Ornette Coleman que je présenterai en avril prochain, et jouer avec divers groupes et personnes : l’ONCEIM, Jean-Luc Guionnet, Félicie Bazelaire, Prune Bécheau, Richard Comte, Bertrand Denzler, Antonin Gerbal, Seymour Wright et d’autres. Je passe aussi beaucoup de temps à écouter toutes sortes de musiques.

Pierre Borel, Pierre-Antoine Badaroux, Antonin-Tri Hoang, Benjamin Dousteyssier

- Le Umlaut Big Band réunit tout une jeune génération de musiciens, comment est née cette envie collective ? Comment s’est déroulé le choix des artistes ?

L’aventure du Umlaut Big Band a commencé il y a 10 ans, presque jour pour jour à l’heure où j’écris ces lignes. Dans le cadre d’une édition du festival Umlaut, nous réfléchissions à un groupe festif qui aurait pu clore la soirée du samedi. J’étais depuis peu enseignant au conservatoire de Lille, responsable entre autres des cours d’histoire du jazz et j’avais à cette occasion découvert la musique des grands orchestres des années 1920 et 1930, Fletcher Henderson, McKinney’s Cotton Pickers, Jimmie Lunceford et d’autres.

Puisque cette musique était faite pour danser, pourquoi ne pas monter un big band pour la jouer et faire la fête ? Je crois aussi qu’on a aimé l’aspect démesuré et absurde de la chose : réunir 14 musiciens, transcrire les morceaux, monter un répertoire, pour jouer dans un atelier (plein à craquer) d’à peine 35 mètres carrés dans la foulée d’un duo de Jean-Luc Guionnet et Pascal Battus et d’un trio de Pierre Borel, Johnny Chang et Derek Shirley ! La soirée fut mémorable.

L’atelier appartenait à Bernard Thomas-Roudeix, peintre et sculpteur qu’il faut aussi mentionner ici. Il nous a soutenus pendant plus de 10 ans en nous laissant organiser dans son atelier concerts, festivals et sessions d’enregistrement avec une grande liberté. Cet orchestre y est né, ainsi qu’une foule d’autres aventures musicales plus ou moins éphémères, alors je profite de ce petit espace d’expression pour le remercier de sa générosité.

En ce qui concerne le choix des musiciens, c’étaient en priorité des musiciens avec qui j’avais déjà travaillé par ailleurs, avec qui j’avais étudié au CNSMDP et dont j’étais proche musicalement et humainement. Ils ont un goût pour l’expérimentation, une capacité à se placer dans le son d’un groupe, une finesse d’écoute et sont des solistes singuliers. Je crois que tout cela fait du Umlaut Big Band un groupe unique.

- Des musiciens du Umlaut Big Band participent à des projets qui visitent le patrimoine de manière plus contemporaine, plus déstructurée, comme Sébastien Beliah, votre contrebassiste, avec Un Poco Loco… Est-ce que ce sont les pièces d’un même puzzle ?

On peut bien sûr voir ces deux activités comme des pièces d’un même puzzle, libre à chacun de faire les recoupements que l’on veut. On peut aussi se dire que l’histoire du jazz est bourrée de musiciens qui reprennent la musique du passé (à commencer par Mary Lou Williams, justement).

Ce qui est certain, c’est que nous partageons avec Sébastien Belliah une histoire commune, qui nous a amenés à co-diriger l’Ensemble Hodos avec un travail sur une autre forme de répertoire, celui des compositeurs d’œuvres « ouvertes », la plupart du temps pour instrumentation indéfinie (Christian Wolff, Philip Corner, John Cage, Roman Haubestock-Ramati, Jean-Luc Guionnet, Bertrand Denzler, Luiz Henrique Yudo). Je crois que c’est une expérience très importante dans le développement d’un certain rapport à la partition, à l’écriture. Dans ces pièces, il s’agissait de questionner la signification de chaque signe, chaque indication, pour en faire une lecture qui soit la nôtre.

J’ai aussi joué pendant longtemps avec le groupe Peeping Tom, aux côtés de Joel Grip et Antonin Gerbal, plus tard avec Axel Dörner qui nous a rejoints. Nous avons travaillé sur les musiques de Charlie Parker, Thelonious Monk, Fats Navarro, Herbie Nichols, Bud Powell et d’autres. Il s’agissait d’une forme de déconstruction de ces musiques que l’on a regroupées sous le nom de « Bebop ». Nous en exagérions les contours, les caractéristiques de vitesse, de brisure, donnant naissance à une forme d’abstraction du Bebop. Peut-être qu’il peut y avoir là un parallèle avec Un Poco Loco.

je suis de plus en plus dubitatif face à l’idée de « création » opposée au « répertoire »


- Vous-même, que ce soit avec votre Composition N°6 ou lorsque vous participé au Braxtornette Project avec Die Hochstapler, vous êtes pleinement dans une lecture contemporaine. Les deux se nourrissent-ils ?

Bien sûr que, pour moi, les deux se nourrissent. Le fait que ces expériences musicales soient partagées avec des musiciens qui participent ou ont participé au Umlaut Big Band me parait aussi très important. Ces expériences communes fournissent un terreau de pratiques qui appartiennent indirectement à l’orchestre.
Je dois dire que je suis de plus en plus dubitatif face à l’idée de « création » opposée au « répertoire ». L’histoire du jazz est pleine d’exemples qui montrent que ces frontières sont poreuses.

Il ne nous viendrait pas à l’idée, quand Steve Lacy joue Thelonious Monk, de dire qu’il ne fait pas du Steve Lacy (en 1958 comme en 1985), ou quand Archie Shepp joue « Ah-Leu-Cha » en 1976 qu’il fait du Charlie Parker. Pourtant il ne faut pas sous-estimer l’importance de ces compositeurs, car – même s’ils n’écrivent que de « simples thèmes », souvent décrits comme des « prétextes » pour l’improvisation – dans ces cas précis Lacy est l’interprète de Monk, et Shepp est l’interprète de Parker.

De ces exemples, aucun ne me parait ouvertement déconstruit ou spectaculairement déstructuré, pourtant tous mes paraissent redoutablement contemporains. Il me semble que beaucoup se joue dans une forme de présence des musiciens, une capacité à habiter l’instant où la musique se fait. Et cela, qu’il s’agisse d’improvisation ou non.

- Vous reconnaissez-vous dans la phrase de Braxton lorsqu’il se lance dans le Charlie Parker Project : « créer une musique qui reflète mon expérience de 1993, dans la période que je vis, comme ils le faisaient à l’époque. » ?

Oui complètement, c’est ce que je disais. On ne peut pas échapper à son temps et je crois que les musiciens qui me parlent le plus (Braxton en est) ont cette capacité de se placer au présent, quelle que soit la musique qu’ils jouent. Avec le Umlaut Big Band, je ne crois pas que nous essayions de retrouver le son d’une époque, de jouer « comme en 37 ». Il me semble que nous cherchons à être ancrés dans un présent immuable et, encore une fois, ça ne se joue pas dans une apparente déconstruction ou déstructuration de la musique. On nous a souvent demandé pourquoi nous ne faisions pas de solos plus free. La réponse est simple : c’est que le contexte (le cadre du morceau, l’arrangement), bien souvent, ne nous incite pas à entendre cela ; mais ça ne veut pas dire que ça ne pourrait pas arriver.

- Vous vous produisez souvent dans des lieux atypiques, vous inscrivez votre orchestre dans une musique de fête… C’est une volonté de renouer avec une musique populaire ?

Je crois que c’est surtout une volonté de produire une situation de jeu qui nous permette – justement – d’être dans ce présent. Cette musique était une musique de fête, bien sûr. Mais si nous aimons tant jouer dans des contextes festifs, c’est pour retrouver une forme de spontanéité possible, une perméabilité entre le public et l’orchestre. Qu’un big band joue cette musique-là, acoustique, sur une place de village en 2021, me parait tellement improbable que ça permet de redonner de l’importance au contexte, « ici et maintenant ». Il me semble que c’est une manière de sortir des pratiques muséales.

Umlaut Big Band © Lea Lanoé

- Venons-en à Mary Lou Williams, comment est née l’idée de lui consacrer un disque ? Pensez-vous qu’elle a été effacée, ou du moins qu’on a minimisé son travail parce qu’elle était femme ?

En 2013, nous avons publié Nelson’s Jacket, le premier album du Umlaut Big Band. Il s’agissait d’un coffret de 4 disques 45 tours 10 pouces, soit 4 morceaux par disque. Chaque disque était une sorte de petit portrait d’un arrangeur, et il y en a un qui est consacré à Mary Lou Williams. Cela fait donc longtemps que sa musique est à notre répertoire !

J’ai choisi de travailler sur la musique de Mary Lou Williams plus en profondeur pour plusieurs raisons. D’abord parce que j’aime profondément sa musique. Ensuite, la conscience qu’elle a, très tôt dans sa carrière, d’être un témoin privilégié de l’histoire du jazz et de se jouer de ça, dès les années 1940, me paraissait faire écho aux problématiques auxquelles nous faisions face en tant qu’orchestre de jeunes musiciens français, en 2020. Par ailleurs, sa carrière couvre plus de 50 années, remplies d’expériences musicales très diverses dans les formats et dans les pratiques ; je trouvais aussi intéressant de nous confronter à d’autres styles que ceux des années 1920-1930.

Autre point important, j’avais envie de développer un travail à partir d’archives ; le fonds de Mary Lou Williams me permettait d’aller explorer en profondeur les manuscrits qu’elle a laissés. Enfin, c’est une femme qui a une grande importance dans l’histoire du jazz, qui est souvent mentionnée dans les livres, les témoignages, mais dont la musique demeure mal connue.

Si elle est citée dans les livres d’histoire du jazz, elle est soit dans son rôle de mentor, resituée par rapport aux grands hommes du jazz (Monk, Bud Powell, Dizzy Gillespie, etc.), soit réduite à sa condition de femme instrumentiste, brandie en contre-exemple d’un milieu masculin. Pour ces raisons, il n’est que rarement véritablement question de sa musique. Mais c’est aussi que sa musique est mal connue : jamais elle n’a pu obtenir de contrat stable avec un label ou avec un agent (jusqu’à l’arrivée de Peter O’Brien à la fin des années 1960, qui relancera sa carrière dans les années 1970), facteurs qui ont permis à beaucoup de musiciens de jazz de construire une image publique, de présenter un répertoire et des groupes réguliers. J’ajoute que sa musique est mal connue parce qu’elle était une femme dans un milieu masculin, comparée à ses pairs et sans cesse ramenée à son identité de femme. Revenez quelques lignes plus haut et la boucle est bouclée.

Qu’un big band joue cette musique-là, acoustique, sur une place de village en 2021, me parait tellement improbable que ça permet de redonner de l’importance au contexte, « ici et maintenant »


- Comment expliquez vous que des figures importantes comme Ma Rainey ou Bessie Smith (on pense à l’ouvrage d’Angela Davis) aient été davantage mises en avant que Williams ?

La principale différence réside dans le fait que Ma Rainey ou Bessie Smith, ou Billie Holiday, ou Mildred Bailey et bien d’autres, étaient chanteuses, sur le devant de la scène. Le chant a été, très tôt dans l’histoire du jazz, séparé des pratiques instrumentales, manière de donner au jazz une légitimité artistique. Encore aujourd’hui, beaucoup d’ouvrages généraux sur l’histoire du jazz traitent peu des pratiques vocales, souvent examinées dans un chapitre isolé. Il me semble que la société américaine était prête à accepter de voir une femme entertainer, tant qu’elle restait dans ce rôle, léger et divertissant. En revanche, il était beaucoup compliqué d’accepter une instrumentiste et compositrice dans un milieu dominé par les hommes.

- D’où vous vient votre passion pour les arrangeurs ? Est-ce que cela découle de votre travail d’enquête et de recherche des partitions ?

C’est tout simplement par la force des choses, en développant le répertoire du Umlaut Big Band, que je me suis intéressé aux arrangeurs. Je trouve fascinant de comprendre comment leur travail, d’abord une nécessité pour organiser la musique dans de grandes formations, est devenu un moyen de singulariser, distinguer les orchestres pour lesquels ils écrivaient. Dans un milieu aussi compétitif que celui des grands orchestres dans les années 1930, avoir un bon arrangeur pour son orchestre était une arme très importante. Et pourtant, ces personnes sont souvent oubliées, rarement citées.

Les arrangeurs travaillent avec des contingences particulières, liées au contexte pour lequel ils doivent écrire. Dans les années 1920-1930, alors que le milieu du jazz était très industrialisé, les contraintes de répertoire, durée, format, instrumentation etc. étaient très fortes. Ce qui est intéressant là, c’est d’aller voir comment chaque arrangeur va inventer des stratégies pour s’échapper des contraintes, ou en repousser les frontières.

Umlaut Big Band

On parlait plus haut des prétendues oppositions entre « création » et « répertoire ». Justement, les arrangeurs me paraissent apporter des clés intéressantes sur ces questions, puisqu’ils sont sans cesse en train de s’approprier la musique d’autres, jouer avec les codes, plagier et détourner. C’est quelque chose qui m’est apparu très fort avec notre travail sur Don Redman.

C’est bien cela qui m’a fait me tourner vers les archives manuscrites de ces personnes. D’abord avec celles de Don Redman, que je n’ai pas pu, pour diverses raisons, consulter autant que je l’aurais aimé, mais cette expérience m’a permis de prendre la mesure de la richesse potentielle de ces sources. Les partitions sont aussi des sources qui me semblent trop négligées dans l’écriture de l’histoire du jazz. En étudiant les manuscrits de Mary Lou Williams, j’ai beaucoup appris sur sa manière de travailler, son écriture par couches successives, ses relations avec d’autres musiciens, ou ses inspirations ; j’ai pu me rendre compte que souvent, ses compositions étaient coupées, modifiées, simplifiées quand elles étaient enregistrées, sans doute faute de temps ou de disponibilité des musiciens ; découvrir qu’une composition comme « Lonely Moments » existait dans des versions bien antérieures à celle enregistrée par Benny Goodman ; comprendre un peu mieux son rapport à la théorie musicale, sa conception de l’harmonie, ou sa manière de noter les improvisations.

- Il y a quelques années vous aviez décliné le Umlaut Big Band en Umlywood Orchestra qui avait fait vibrer les cinéphiles du Golden Age. Est-ce une expérience qui pourrait renaître ?

Le Umlywood Orchestra était un projet similaire, mais qui se concentrait sur la musique des arrangeurs d’Hollywood. Pas forcément des musiques de films, mais des mêmes studios et qui regroupaient souvent les mêmes musiciens. C’était aussi l’occasion de mettre sur pied un orchestre encore plus démesuré avec 40 musiciens, cordes, percussions et Linda Oláh au chant. Malheureusement il n’est pas prévu que nous rejouions, mais si un jour on nous invite, je serai ravi de renouveler l’expérience !

Sur notre disque Mary’s Ideas, j’ai monté un orchestre de chambre pour jouer quelques extraits de la Zodiac Suite de Mary Lou Williams. Je ne crois pas que j’aurais réussi à le faire sans l’expérience du Umlywood.

- Quelles sont les projets et les actualités à venir du Umlaut Big Band et les votres ?

En dehors du Umlaut Big Band, je travaille en ce moment aux deux projets que je mentionnais plus haut (le théâtre avec Jeanne Candel et la relecture de « Free Jazz » d’Ornette Coleman).

Nous avons plusieurs pistes avec le Umlaut Big Band, notamment celle de composer et arranger collectivement notre propre répertoire, toujours pour la danse et la fête, mais sur des formats plus longs. L’idée est de prendre modèle sur les orchestres de Kansas City, notamment ceux de Jay McShann et Count Basie, et leur fonctionnement collectif, comme un processus d’élaboration de notre musique. Je crois que ce travail collectif est très exigeant, mais il nous permettrait d’ouvrir vers d’autres possibles.